Barcelona, 11 septembre 2014. Des centaines de milliers de personnes se massent dans les rues pour célébrer un curieux et tragique anniversaire : la Diada, tricentenaire de la chute de la ville aux mains de l’armée de Philippe V d’Espagne, après un siège de dix mois, prélude à l’abolition des anciennes institutions catalanes, d’origine médiévale et d’essence démocratique, et à l’introduction d’une monarchie absolue. Sur l’Avinguda Diagonal et la Gran Via, principales avenues de la ville qui forment un V, 1,8 millions de Catalans manifestent, habillés de sang et or, couleurs des armes de la Catalogne, sous le mot d’ordre « Ara és l’hora ! » (L’heure est venue). La célébration n’est pas qu’une évocation émue et nostalgique d’un passé lointain : l’appel a été lancé par des organisations politiques, principalement Asemblea Nacional Catalana, et les manifestants sont électrisés par la perspective prochaine d’un référendum sur l’indépendance de la Catalogne (Consulta sobre la independència de Catalunya), introduit par le Parlement de cette communauté, dont la tenue est alors prévue pour le 9 novembre 2014 – un mois après la Diada, on apprendrait l’annulation de cette consultation. Au pied des contreforts de l’église Santa Maria del Mar, la placette du Fossar de les Moreres est remplie d’une foule compacte. Au micro une jeune femme s’égosille et débite des paroles que l’assistance écoute à moitié. Tout d’un coup, le brouhaha cesse : la voix commence à entonner une chanson, que tout le monde se met à reprendre alors en chœur…
« Catalunya triomfant,
tornarà a ser rica i plena.
Endarrera aquesta gent
tan ufana i tan superba… »
(La Catalogne triomphante,
redeviendra riche et prospère.
Renvoie ces gens
Si vaniteux et méprisants)
Le cant dels Segadors n’est pas une chant lié à la date de 1714, mais à celle de 1640. C’est depuis 1993 l’hymne national de la Catalogne. Les paroles, écrites en 1899, sept ans après la mélodie, font référence au soulèvement populaire catalan contre l’autorité espagnole, qui avait augmenté les impôts et les exigences afin de financer la guerre contre la France, déclarée depuis 1635. L’événement est connu sous le nom de « revolta dels Segadors » (révolte des Faucheurs), en raison des paysans qui y ont participé, et a donné son nom à ce chant. Après avoir repris le couplet deux ou trois fois, la voix au micro s’arrête et commence une harangue très éloquente sur l’histoire de la Catalogne. Tranquillisés et galvanisés par le chant, petits et grands écoutent attentivement. 1640 et 1714, même combat, dit-elle : une seule et même volonté d’acquérir l’indépendance et la liberté du peuple catalan (pour reprendre l’expression osée par l’encyclopédie Wikipédia : « l’anhel per recobrar les llibertats perdudes », aspiration à recouvrer les libertés perdues)… Au cours d’une narration historique mêlée des faits de 1640 et 1714, la voix est violemment interrompue par une autre voix masculine : « Feixistas ! Feixistas ! » (Fascistes ! Fascistes !). Le trouble-fête invisible a réussi à couvrir la première voix avec un autre micro, et du fond de sa gorge il s’égosille à son tour en une suite de phrases saccadées et peu audibles. Quand la jeune femme a repris la parole, l’assistance a compris que l’interruption ne venait pas, contrairement à ce que l’on commençait à croire, des « fascistes espagnols », mais d’un indépendantiste catalan membre d’une autre tendance que celle qui avait organisé le petit attroupement.
L’effervescence politique qui règne en Catalogne en cet automne 2014, et qui fait observer la communauté par l’œil attentif d’une partie de l’Europe, rend sensible et dangereuse toute tentative de sonder ce passé que les Catalans se sont si fortement appropriés. La date de 1640 est maintenant moins chère aux foules que celle de 1714, mais à bien des égards, l’ambiance qui règne dans les rues de Barcelona lors des différentes manifestations organisées par les partis politiques évoque l’atmosphère de colère et de soulèvement de juin 1640, lorsque des émeutiers débordèrent la procession du Corpus Christi et se dirigèrent vers le palais du vice-roi aux cris de « Vive la terre ! », « Mort au mauvais gouvernement ! », « Vive la Catalogne et les Catalans ! » Si la recherche historique a une mission, c’est celle de s’insurger à son tour, mais contre les raccourcis et confusions historiques constamment repris par les politiques et les orateurs. Remplis de bonnes intentions ou de foi militante, ils utilisent divers poncifs qui, à force d’être ressassés, finissent eux-mêmes par être piétinés et travestis. Il semble bien illusoire de réduire un jour, une période, une époque, à quelques phrases faciles à retenir par des manifestants. Le XVIIe siècle, âge baroque, âge des courbes et des contre-courbes, des ellipses et des miroirs, symbolisé par les principes politiques du jésuite Baltasar Gracián (« Penser avec la minorité, parler avec la majorité », « Si vous êtes lubrique, ne soyez pas rubrique »[1]…), mérite davantage pour sa richesse et son étrangeté à nos yeux qu’un tissus de phrases toutes faites ou de vérités historiques toute prêtes. Les années 1640 se profilent dans une Europe en guerre, dans des sociétés d’ordres complexes où la violence et le légalisme se côtoient et ne s’excluent jamais. Avant de rentrer dans le vif du sujet, il faut donc introduire un certain nombre de perspectives et de notions générales qui ne seront pas inutiles au lecteur peu habitué à l’histoire et à l’historiographie catalane, qui l’aideront et l’éclaireront surtout au fil de ce travail, et lui feront d’ores et déjà entrevoir le caractère très particulier et périlleux de cet objet d’étude. En effet, la plupart des évènements historiques qui seront abordés de près ou de loin ont bénéficié (ou pâti) de relectures, de définitions et de jugements abondants et variés, jusqu’à l’actualité la plus récente.
La période chronologique que nous nous proposons d’étudier coïncide en grande partie avec ce que l’historiographie catalane a pris l’habitude d’appeler la « guerra dels Segadors » (guerre des Faucheurs), ou parfois aussi « guerra de Separació » (guerre de Séparation), deux dénominations qui doivent être soulignées et qui nous permettent de délimiter les différents points de vue sous lesquels l’histoire de cette époque a été étudiée[2]. D’une part, le terme de Separació renvoie à la perspective internationale du conflit, comme phase de la Guerre de Trente Ans, lutte pour l’hégémonie en Europe entre les Bourbons et les Habsbourg entraînant un changement d’équilibre par rapport à l’époque de Philippe II, mais avec pour conséquence spécifique, en Catalogne, la séparation du Roussillon et d’une partie de la Cerdagne de l’ancien ensemble catalan jadis compris dans la couronne d’Aragon – qui sera entérinée au traité des Pyrénées en 1659, date de la fin de la guerre franco-espagnole et donc de la phase catalane de la Guerre de Trente Ans. La référence aux Segadors renvoie plus directement à la révolte catalane de 1640, qui marque d’abord une rupture de la relation entre le roi d’Espagne et la province, puis ensuite l’entrée de cette dernière dans la guerre franco-espagnole comme front intérieur pour Philippe IV. Cette révolte a fait l’objet au cours des siècles d’une fortune historiographique particulièrement remarquable : J. H. Elliott (1966) en donna une vaste étude, essentielle d’un point de vue d’histoire politique, analysant la révolte comme choc entre la monarchie castillane désireuse d’augmenter son pouvoir et ses exigences en matière fiscale et militaire et les privilèges, usages et droits politiques alors en vigueur en Catalogne. La révolte de 1640 présente également de nombreux aspects sociaux : exaspération des classes paysannes élevées (pagesos, propriétaires de la terre) contre les abus des troupes castillanes cantonnées dans le pays, dirigée vers les institutions et personnages représentant l’autorité royale (vice-roi et tribunal, la Reial Audiència) ; intérêts convergents en 1640, puis divergence entre haute noblesse, noblesse moyenne (représentée par les cavallers, chevaliers de non titrés, et les ciutadans honrats, patriciat urbain muni de privilèges et désireux de s’agréger à la noblesse), et paysannerie.
Mais cette révolte débouche sur des faits politiques dont l’interprétation est nécessairement différente : une soumission des institutions catalanes à la France en 1641, puis la poursuite d’une guerre où une partie des Catalans choisit de rester dans l’obéissance française, et une autre décide de suivre le destin de la monarchie castillane. La longue guerre qui s’étend de 1640 à 1659, avec comme rupture 1652 – date du siège de Barcelona où l’Espagne reprend à la France la Catalogne au-delà des Pyrénées, appelée Principat – a ainsi longtemps été éclipsée en faveur de cette révolte qui ne dura qu’un an ou quelques mois, mais dont la dimension politique était telle qu’elle entraîna une production pamphlétaire sans précédent. La guerra dels Segadors en tant que telle – qui, à cet égard, ne devrait pas porter ce nom puisque la révolte était déjà terminée et que la participation des paysans à la politique des années suivantes sera marginale, comme on le verra – a donc souvent donné l’impression d’une terne suite d’opérations militaires, de défaites castillanes et françaises jamais décisives, de persécution de paysans par la soldatesque, dont l’attrait était beaucoup plus limité, plus érudit et moins vendeur que les convulsions révolutionnaires. Il était également beaucoup plus difficile d’exploiter sur le plan nationaliste, qui domina l’historiographie catalane du XIXe siècle (noucentista), cette guerre où les Catalans avaient, à première vue, un rôle secondaire par rapport aux Français dont les troupes combattaient dans le pays. Les études sur la Catalogne entre 1641 et 1652 sont donc venues plus tardivement, et encore à un rythme assez espacé, avec un développement notable à partir des années 1980 et 1990 ; mais les études générales, ambitieuses, essayant de traiter le plus de perspectives possibles, manquent encore, comme nous le reverrons, face à ce géant de 1640. Il nous faut donc maintenant, avant d’introduire même l’évolution de l’historiographie, faire le point sur le contexte général des années 1640-1642, voir comment on passe d’une révolte catalane à une Catalogne française, en expliquant la naissance dans cette période précise des grandes problématiques qui nous retiendront au long de ce travail.
Au départ, se trouve une crise politique entre la Catalogne et la monarchie castillane. Cette crise est ancienne et la révolte de 1640, provoquée par les logements de gens de guerre, est sa manifestation. Le système politico-juridique catalan reposait sur le principe de légalité, que le roi et ses officiers étaient tenus d’appliquer. Ce principe fut dégagé lors des Corts, assemblées des trois états de la société (braç eclesiàstic composé des députés du clergé, braç militar de ceux de la noblesse et braç reial de ceux des villes), dont les antécédents médiévaux étaient les cours comtales et les assemblées de paix et de trêve du XIe siècle. Ces Corts sont devenues générales au fur et à mesure de l’augmentation du pouvoir des élites urbaines, qui acquirent progressivement une participation. Les rois d’Aragon avaient succédé par héritage aux anciens comtes de Barcelona. Sous le règne de Pierre II d’Aragon, au Corts de Barcelona de 1283, fut promulguée la Constitution Volem, estatuïm, établissant un régime caractéristique du droit constitutionnel médiéval catalan et moderne, appelé « sobirania pactada » (souveraineté par le pacte) : seules les lois édictées lors des Corts étaient valides, leur vigueur venant de l’accord (pacte) entre le roi et les trois états de la société, les estaments. Le roi pouvait avoir l’initiative des lois, dans ce cas, ces lois étaient appellées Constitucions ; si l’initiative venait des estaments, les lois étaient appellées capitols de cort. Les Corts votaient l’impôt. Elles devaient également valider les dispositions promulguées par le roi dans l’intervalle de leur réunion. De fait, beaucoup de secteurs de la société, comme la paysannerie des campagnes et l’artisanat, étaient exclus de ce système ; mais son fonctionnement a pu le faire qualifier de démocratique. Au milieu du XIVe siècle naquit une institution dont le rôle fondamental était de prélever et d’administrer l’impôt que les Corts octroyaient au roi : la Diputació del General ou Generalitat (l’expression « General » représentant l’ensemble du peuple catalan), qui était composée de députés des trois estaments formant un Consistoire (Consistori) élu pour trois ans et de bureaux. Elle acquit rapidement de nombreux pouvoirs politiques : défense des Constitutions et de leur observation, récolement des plaintes particulières des communautés contre les abus des officiers royaux, contentieux fiscal. Après la résolution de la crise politique du XVe siècle, marquée par des guerres civiles, la Constitució de l’Observança, promulguée lors des Corts de Barcelona de 1480-1481, confirma les principes soumission du pouvoir royal à la loi, et fixa définitivement le rôle de la Generalitat[3]. Cette soumission était particulière à la Catalogne, le rapport entre le roi et les autres provinces ou couronnes reposant sur d’autres règles.
La longue période de crise de ce système – appellée par Núria Sales « els segles de decadència »[4] – se présenta lorsque les souverains espacèrent la convocation des Corts et prirent une série de mesures afin de limiter et de contourner la soumission du roi au pouvoir législatif des Etats, notamment par l’intermédiaire du représentant royal dans la province, le vice-roi. Lors des Corts de 1599, l’installation du Tribunal del breu apostòlic (juge de bref), voulu par la monarchie pouvoir châtier les ecclésiastiques infidèles au pouvoir royal, fut refusé par les estaments, mais il fut progressivement imposé ; des conflits s’ouvrirent aussi autour de l’Inquisition, à laquelle la Generalitat ne voulait pas reconnaître un pouvoir judiciaire en Catalogne. Au cours du XVIe siècle, la Generalitat s’opposa à une série de détentions illégales décidées par des officiers royaux. Le Conseil d’Aragon (organe royal gérant les différents territoires de la couronne d’Aragon) refusait systématiquement de relayer ces plaintes. La Reial Audiència, tribunal suprême de Catalogne qui jugeait certains cas en première instance et les causes des tribunaux inférieurs en dernière, tenta en 1591 d’emprisonner un député de la Generalitat. L’institution s’isola alors du pouvoir royal en fermant les portes de son siège, et réunit une junte de dix-huit personnes (divuitena) afin de déclarer l’illégalité de la mesure (contrafacció) ; la faculté de faire une telle junte avait été accordée quelques années auparavant lors de Corts, mais en 1593 Philippe II l’interdit définitivement. Les Corts de 1599 sont l’apogée des plaintes des estaments contre les mesures illégales de la couronne, chacun d’eux ayant ses propres revendications ; la Generalitat tente d’empêcher l’impression des lois sorties de ces Corts, mais les députés réticents sont emprisonnés. Dans les années 1610, la multiplication des bandits de grand chemin (bandolers) donne aux vice-rois l’occasion de renforcer leur contrôle militaire du pays, édictant des prohibitions de ports d’armes et confisquant la juridiction de certaines villes ; particulièrement, ils font obstacle à la réunion d’urgence des représentants des estaments (Juntas de braços) de peur de voir se former des assemblées contestataires.
La perception du quint (impôt royal du cinquième des revenus municipaux), acquis royal des Corts de 1599, est également un sujet de conflit dans les années 1620, dans lesquels la ville de Barcelona joue un rôle particulier. En raison de son importance commerciale et de la richesse de son oligarchie, ainsi que de la présence des principales institutions politiques et judiciaires de la province, elle occupe une place déterminante. La ville est dirigée par un Conseil des Cent (Consell de Cent), formé de 144 jurés élus par tirage au sort, représentant les différents estaments avec une prédominance de la bourgeoisie urbaine (artisans et marchands), par un Trentenari, conseil exécutif de 36 conseillers tirés au sort parmi les 144, et par 5 conseillers administrateurs sans droit de vote aux autres conseils, dont le premier est le conseller en cap. Il est important de signaler que les 5 conseillers (Louis XIII en créera un 6e en 1641) forment un « Consistoire » (Consistori), à l’instar des députés de la Generalitat, et les deux sont appelés « les Consistoires », expression que nous serons amenée à employer très souvent : ces deux Consistoires sont les organes les plus élevés des institutions catalanes, et nous parlerons également souvent d’ « institutions catalanes » pour les désigner. Ils se consultent constamment par le biais d’ambassades et parfois de réunions, et sont amenés à prendre des décisions communes sur beaucoup de sujets. Mais dans les années 1620, c’est la ville qui s’oppose à la volonté royale d’imposer la perception du quint dans la province par l’intermédiaire d’un nouveau vice-roi, les éléments les plus radicaux du Conseil des Cent refusant d’abord d’assister à son serment sur les Constitutions de Catalogne. La montée des exigences de la dynastie Habsbourg éclate lors des Corts de 1626, après dix-sept ans sans réunion. Philippe IV[5] et son ministre Olivarès veulent imposer un tour de vis fiscal pour nourrir l’ambition impériale, et l’Unió de Armas (organisme royal visant à faire contribuer tous les territoires de la monarchie à l’effort militaire afin de constituer une armée commune). L’importante division des estaments à l’intérieur même des Corts de 1626, souligné par Eva Serra[6], conduit à l’échec de ces Corts. Le braç reial souhaitait obtenir le contrôle constitutionnel sur les autorités royales aussi bien que sur les officiers judiciaires des barons, ce à quoi le braç militar s’opposa évidemment ; quant aux représentants de Barcelona, en surnombre, ils votaient parfois avec le braç militar pour les questions juridictionnelles, mais la division entre Barcelona et les autres villes était mise à profit par la couronne. Les Corts sont interrompues et la Unión de Armas imposée par Olivarès. En 1632, Philippe IV convoque à nouveau les Corts, mais l’opposition de la ville de Barcelona, dont les conseillers refusent de se découvrir devant le représentant du roi, entraîne leur clôture quelques mois après.
Dans les années 1630, plusieurs faits graves portent insensiblement la province vers la révolte. Alors que les grands chapitres cathédraux (Barcelona, Vic, Urgell) refusent la perception par la couronne des dîmes accordées par Urbain VIII à Philippe IV pour la lutte contre les protestants, la ville de Barcelona s’oppose à l’essai du vice-roi d’exercer un contrôle sur ses finances, et menace de faire soulever le peuple en sonnant les cloches ; les fauteurs de troubles sont arrêtés, mais, dans les faits, Barcelona continue à ne pas payer les quints. C’est dans ce contexte que la France entre en guerre ouverte avec l’Espagne, en 1635. Dans le cadre de la Unión de Armas, la couronne tente une première levée d’hommes en Catalogne, qui est immédiatement contestée par les institutions. En représailles, le roi transfère l’Audiència à Girona, situation qui ne cesse qu’au début de l’année 1637 avec la promesse par la ville de Barcelona de verser un don gratuit (donatiu) de 45 000 écus. Sous la pression populaire, le Conseil des Cent emprisonne ceux qui font des levées d’hommes. En 1637, Olivarès décide d’attaquer en premier la France et entreprend l’offensive de Leucate, qui est un échec, attribué au manque de participation catalane : la Generalitat n’avait pas envoyé sa compagnie, et la ville l’avait envoyée avec retard. Sous prétexte de corruption, la couronne essaye de procéder à des saisies sur des magasins de la Generalitat. En juillet 1638, le nouveau consistoire de la Generalitat est élu, et sa composition ne va pas dans le sens d’une amélioration des rapports : le député ecclésiastique (poste qui par tradition est joint à celui de « président de la Generalitat ») est Pau Claris, un chanoine d’Urgell qui s’était distingué dans lutte contre la sécularisation des dîmes ; dans les buraux, l’oïdor (auditeur de comptes) ecclésiastique Jaume Ferran est aussi un chanoine d’Urgell. Les questions de juridiction et de compétences institutionnelles forment toujours le nerf de la guerre : la Generalitat réouvre des procès pour irrégularité de procédure à l’encontre des officiers royaux, et les deux Consistoires, représentés par le grand juriste Joan Pere Fontanella (1575-1649), s’affrontent aux docteurs de l’Audiència. En 1639, par voie d’édit, le roi impose la levée d’un nouvel impôt pour les fortifications, dont l’oïdor Ferran s’emploie à empêcher la levée ; mais le dialogue du roi avec Barcelona était compliqué par une dette courante du souverain envers la ville estimée à 300 000 livres[7].
Cette année-là, une importante rupture vient de l’emploi par la cour des magistrats de l’Audiència pour effectuer la levée des soldats afin de répondre à l’offensive que les Français, commandés par Condé et Schomberg, préparaient sur Salses, porte du Roussillon, en représailles de la sortie de Leucate. Les chiffres de la participation catalane à l’effort de guerre pour empêcher la prise de Salses par les Français varient : 13 000 sur un total de 25 000 hommes d’après le chroniqueur Miquel Parets, cité par E. Serra[8], entre 14 et 17 000 selon N. Sales[9], dont 8000 morts, surtout de maladie. Si la « désertion des Catalans » n’a pas été si importante qu’on a pu le dire parfois, la campagne de Salses a cependant été marquée par une grande réserve politique de la part de la Generalitat, certains membres influents du braç militar refusant de se déplacer pour la campagne, comme Ramon de Guimerà ou Francesc Joan de Vergós. Le député militaire, Francesc de Tamarit, a été personnellement présent à Salses et c’est aux troupes catalanes que se sont soumises les troupes françaises, le 20 janvier 1640, d’où un accueil triomphal de Tamarit à Barcelona. Nous retrouverons constamment ces personnages au cours de notre travail. De janvier à mars 1640, la Catalogne voit l’éclatement d’une révolte contre les logements de gens de guerre : une armée de 8000 hommes devait être logée par la population, et les villages résistants devaient être punis. Núria Sales a observé des émotions populaires en janvier à Collioure contre les navires génois, en janvier à Mosset (Conflent) contre les tercios, à Palautordera[10]… Parallèlement, les institutions catalanes entrent dans une phase de débats et de consultations intenses, les ambassades et réunions entre les Consistoires se multiplient : ils forment « le support institutionnel à la révolte contre les tercios ». Ce légalisme renforce les velléités de rejet fiscal des populations, et réveille « une conscience sociale exprimée en termes de défense de la terre (defensa de la terra) » (E. Serra). En mars, nouvelle offensive du pouvoir royal : une nouvelle levée de 6000 hommes destinés à l’Italie est ordonnée en Catalogne, ainsi que l’arrêt des personnalités politiques impliquées dans la résistance aux ordres de la cour. Mi-mars sont arrêtés Francesc Joan de Vergós, influent dirigent du braç militar, le marchand Leonard Serra, tous deux membres du Conseil des Cent, et, le 18 mars, le député militaire Francesc de Tamarit. A côté des tentatives répétées de la monarchie de saisir les revenus de la Generalitat, l’arrestation de ces personnes est perçue en Catalogne comme une injure à des personnes œuvrant pour « le bien commun de la patrie » (selon les mots d’un pamphlétaire). En avril et en mai, des évènements dramatiques finissent de poser le décor de la révolte : assassinat par les habitants de Santa Coloma de Farners de l’alguazil (huissier royal) Montrodón le 30 avril et massacre des habitants par l’armée le 13 mai, incendie par les tercios de l’église de Riudarenes le 3 mai et de Montiró le 31, bombardement de Perpignan, dont les consuls refusaient les logements et dont la population commençait à se masser, les 15 et 16 juin 1640. Ces faits marquants cachent une multitude d’autres affrontements de plus ou moins grande importance, sur lesquels la Generalitat se met à recueillir des informations, ajoutant à ses arguments constitutionnels des arguments religieux en raison des brûlements d’églises.
La revolta dels Segadors commence véritablement avec la première entrée des paysans à Barcelona le 22 mai. Les éléments déclencheurs ont été bien étudiés : la venue traditionnelle à Barcelona de brassiers pour obtenir des contrats de travail aurait pu être évitée, mais le Conseil des Cent était partagé, certains secteurs radicaux poussant à la révolte. Devant la pression, le vice-roi fait libérer les prisonniers Tamarit, Vergós et Serra. Le 7 juin 1640, jour de la procession du Corpus Christi, se déclenche l’émeute urbaine, à la suite de certaines rumeurs : soit celle de la mort d’un conseiller, soit celle de l’arrestation d’un paysan impliqué dans l’assassinat de Montrodón… Des groupes commencent à saccager des maisons des magistrats de l’Audiència, bien que l’implication des Consistoires dans ces faits ne soit pas directement établie ; l’ire populaire s’exerce avant tout contre les officiers royaux. Le vice-roi, Dalmau de Queralt, comte de Santa Coloma (issu de la vieille noblesse catalane) tente de s’échapper mais il est poursuivi par des insurgés et assassiné. Après les faits du Corpus, l’appareil institutionnel royal a disparu à Barcelona. Il y a désormais un double front pour la couronne espagnole : d’un côté, la frontière, où la pression française se poursuit, et de l’autre côté, la Catalogne, dont l’occupation militaire est décidée par le Conseil d’Etat le 14 août 1640. Une nouvelle vague d’emprisonnements de la part de la monarchie est orchestrée le 19 en Roussillon, contre des personnalités impliquées dans l’attitude des institutions catalanes : des membres du braç militar comme Gabriel de Llupià ou Aleix de Sentmenat, un marchand de Perpignan, un chanoine d’Elne… En réaction à ce nouvel épisode, le président de la Generalitat Pau Claris décide le 27 août 1640 de convoquer la Junta de Braços, un organisme traditionnel prévu par les lois, junte consultative de crise à laquelle pouvaient être conviés les représentants des estaments appelés aux Corts, de préférence ceux qui résidaient à Barcelona ou qui pouvaient s’y rendre dans les plus brefs délais. Le 31 août la Junta, devant la gravité de la situation du pays, décide de se maintenir en activité, et de constituer un conseil permanent de dix-huit personnes (divuitena). La convocation de la Junta, sa prorogation et la formation de la divuitena comme lors des Corts ont poussé l’historien P. Basili de Rubí à parler de « Corts de Pau Claris »[11]. A travers ces assemblées, les éléments de la ville de Barcelona et ceux de la Generalitat sont réunis. Mais devant la menace d’occupation militaire de la Catalogne de la part de la monarchie, les Braços réunis décident d’élargir la convocation à toutes les personnes des trois estaments qui sont habituellement appelées aux Corts, et fixent leur réunion pour le 10 septembre. « Avec cette convocation, note E. Serra, les institutions prenaient un tour politique décisif : d’une situation chronique de souveraineté blessée et d’une défense systématique du légalisme juridique, on passait à une option révolutionnaire »[12].
Il ne nous appartient pas ici de revenir plus abondamment sur le caractère révolutionnaire des évènements de 1640, ni d’approfondir leurs motivations profondes, mais en revanche, il faut nous arrêter sur quelques éléments mis alors en action, et qui se retrouveront plus largement au cours de notre période avec une prégnance particulière. Les notions de « pactisme » et de légalisme doivent être réaffirmées dans cette présentation générale. Lorsque la Junta de Braços est réunie par Pau Claris, les élites catalanes ont vu pendant plusieurs années leur culture juridique et politique malmenée au nom des nouveaux impératifs de la monarchie castillane ; le modèle catalan traditionnel, reposant sur la « sobirania paccionada » (souveraineté par le pacte) a continué à dominer leurs schémas de représentation, alors qu’il était précisément rejeté par un pouvoir qui se voulait le plus centralisateur possible. La révolte de 1640 apparaît comme un déclencheur permettant à ces élites de défendre de façon plus forte encore des principes législatifs (plus que politiques), qui sont manifestés par l’abondante production pamphlétaire. Le « pactisme » n’est pas une dénonciation de la monarchie, ce n’est pas une théorie démocratique, ni même une idéologie. C’est un mode de fonctionnement qui repose, comme l’explique bien V. Ferro dans son livre majeur sur les institutions catalanes, sur une confiance en l’ « objectivité de la loi » : la stabilité des lois reposait sur la triple garantie du droit divin, du droit naturel et du droit des gens. Selon le même historien, la différence de cette théorie avec l’absolutisme est que ce dernier interprète la potestas souveraine de manière à autoriser son titulaire à altérer unilatéralement la loi jurée ; mais dans tous les cas, le système repose sur la reconnaissance d’un ordre divin transcendant où se trouvent les sources de la loi[13]. A cela s’ajoute une légende sur l’origine de la Catalogne répandue dans les élites lettrées de la société : la libre soumission à Charlemagne. Selon cette légende, qui sera reprise par les pamphlétaires des années 1640-1641 comme un précédent pour se tirer de l’obéissance au roi d’Espagne (première étape vers le changement de souveraineté), le peuple Catalan aurait librement choisi de se soumettre à l’empereur : ce dernier aurait donc conclu un pacte avec le peuple formant, selon les mots du juriste Andreu Bosch (1628), « les lois fondamentales des libertés de tous ». Acaci de Ripoll, contemporain et acteur de la période 1642-1652, l’un des juristes officiels, appelle lex regia cette soumission volontaire et selon elle, par un pacte (paccionada) : une telle légende historique des origines, apocryphe, existe également en Navarre et en Aragon. Nul ne contestait alors que roi, chef du « corps mystique » ou « république » de Catalogne, exerçe selon la doctrine romanistique la somme des pouvoirs publics (potestas) qui lui avaient été originellement transmis par le communauté politique. Sa fonction se définissait donc par l’administration de la justice et la protection de la communauté ; il était le juge et exécuteur suprême des lois, bien qu’il ne pût pas les modifier de façon unilatérale[14].
A la grande différence de la société française du XVIIe siècle, où se manifestent des principes absolutistes, et à la différence de l’espagnole aussi où la hidalguia est particulièrement prégnante, la société catalane accorde une place fondamentale aux juristes. Il n’est pas rare que des branches cadettes d’anciennes familles nobles, comme les Tamarit, ancêtres du député par exemple, se spécialisent dans la carrière juridique ; la plupart des grandes lignées de l’oligarchie urbaine ont pour ancêtre un docteur en droit. Dans le cas des ecclésiastique, le doctorat in utroque jure (dans les deux droits) est un passage indispensable pour accéder aux principaux bénéfices, et tous les chanoines – donc Claris, Ferran – sont pourvus de ce grade. La transmission de la culture « pactiste » et d’une excellente connaissance de l’histoire institutionnelle de la Catalogne se fait à travers les universités et aussi les ouvrages des docteurs, qui font référence : Lluis de Peguera, Jaume Cáncer, hommes du XVIe siècle, et de façon plus contemporaine Joan Pere Fontanella, qui va avoir un rôle essentiel dans les évènements des années 1640 et dont les ouvrages juridiques font déjà office de manuels, comme son De pactis nuptialibus sive capitulis matrimonialibus tractatus, publié en 1612 et répandu dans toute l’Europe, somme sur le contrat de mariage et les régimes matrimoniaux. Peut-être le peuple révolte des Segadors ne connaissait-il ces notions que de façon indirecte et déformée ; mais les grands acteurs des années 1640-1641, ainsi que les acteurs secondaires issus de milieux moindres mais influencés par cette culture juridique, et que nous retrouverons dans notre étude, les avaient toujours en tête. C’est notamment le cas des communautés d’habitants (universitats), dont les représentants et les syndics sont généralement choisis parmi les personnes lettrées et munies d’une culture juridique. Quant à la noblesse, sa position est beaucoup plus ambiguë et difficile à déterminer au début des années 1640. Des historiens comme Jordi Vidal i Pla et Núria Sales[15] ont commenté le taux de participation de la noblesse aux Braços de 1640 et le taux de départ de ces nobles au moment de la révolte. Seuls 12% des nobles présents à la réunion des Braços ont abandonné le parti de la Generalitat par la suite. Ceux qui ont été absentéistes dès le départ sont les grands seigneurs « castillanisés », descendants de familles catalanes établies à la cour de Castille depuis plusieurs générations et possesseurs des plus grands titres (ducs de Cardona, marquis d’Aitona, ducs d’Alba, ducs de Sessa…), qui possédaient une grande partie de la Catalogne. L’attitude de la petite noblesse semble davantage, comme le nomme N. Sales, la « tiédeur ou pusillanimité », influencée par une grande peur des suites de la révolte, qui, en 1640, commençait à s’élargir à une protestation contre les prélèvements seigneuriaux. La culture juridique, politique et littéraire de cette noblesse, si elle a pu influencer certains au moment des grands choix des années 1640-1641, reste assez mal connue pour cette période, mais, à travers des textes postérieurs que nous aurons l’occasion de revoir au cours de ce travail, elle semble assez proche des grandes préoccupations qui agitent la noblesse française dans les années 1630-1640 : souci de reconnaissance de la part du souverain, désir d’accéder à des charges importantes et à en pourvoir son entourage, culture de la fidélité et du service armé, respect de la vassalité, attachement aux légendes anciennes et chevaleresques comme celle des « Neuf Barons de Catalogne », corollaire de celle de la libre soumission à Charlemagne (lex regia), et selon laquelle les plus anciennes lignées descendraient de premiers barons créés par l’empereur[16]…
Ainsi, de la part des élites barcelonaises, auxquelles appartient Pau Claris, leader de la classe politique catalane du moment, la peur de la violence des « Segadors » et d’une dérive trop populaire de la révolte a pu pousser à l’organisation de structures défensives et de gardes-fous pour assurer la tranquillité à la société et la stabilité des cadres traditionnels, malgré une opposition ouverte avec le roi. Le 11 septembre, les Braços décident de convoquer les représentants des communautés qui, jadis, n’étaient pas convoquées au Corts comme n’appartenant pas au braç reial : les communautés dépendant des barons. Cet élargissement du braç reial augmente la représentativité de la Junta, et la divuitena devient ainsi trentasisena. Mais la noblesse est également représentée, comme nous le disions, par plusieurs personnages dont le parcours personnel ou familial a été marqué à plusieurs reprises par des oppositions avec les officiers royaux ou avec les décrets de la monarchie limitant les droits de l’estament militar (on a déjà parlé des défenses de port d’armes ordonnées par les Habsbourg, très mal vues par les nobles). Josep de Margarit i de Biure, le plus célèbre, a été impliqué au cours des années 1630 dans de nombreuses affaires de bandositats (luttes nobiliaires armées), revendiquant les prérogatives de la justice seigneuriale contre les juges royaux, comme le droit d’emprisonner et d’exécuter[17] ; Ramon de Guimerà, qui avait refusé de se rendre à la convocation militaire à Salses en 1639, était le petit-fils d’un seigneur de Ciutadilla qui avait eu ses biens séquestrés par la couronne pour avoir participé à des luttes armées[18] ; Francesc de Tamarit, dont nous avons déjà parlé, était le fils d’un ancien conseller en cap de Barcelona qui avait été exilé de la ville dans la phase de conflit avec Philippe II dans les années 1590… Cette noblesse avait, elle aussi, mais pour des raisons différentes, un large contentieux avec le modèle castillan, et souhaitait éviter qu’il s’étende à la Catalogne. Noblesse non pas anti-monarchique, une fois encore, mais désireuse de maintenir en place un système juridique très ancien reposant sur le privilège et l’exercice de la juridiction – ce qui ne l’empêchait pas de briguer avec passion les charges pourvues par le souverain, comme Ramon de Guimerà, qui souhaitait devenir Procurador Reial dels Comtats (responsable du patrimoine royal en Roussillon) dans les années 1620 mais s’était vu préférer un membre d’une famille adverse…
De juillet à décembre 1640, les institutions catalanes mettent donc en place une vraie organisation martiale, commandent des armes et des munitions pour en pourvoir les communautés, organisent le pays par places militaires, forment des compagnies par viguerie, tout cela pris en main après le mois de décembre par une Junta de Guerra. Afin d’éviter les désertions, les Braços décident d’imposer un serment de fidélité individuel et personnel, le 27 septembre. Bien que les Braços soient consultatifs (l’exécutif étant assuré par la trentasisena et les députés de la Generalitat), dans une période de guerre, ils acquièrent un pouvoir inédit, malgré leur grande hétérogénéité sociale. Ne pas répondre à la convocation, ne pas prêter le serment de fidélité du 27 septembre, entraîne dès lors une traîtrise à la patrie – le mot figure tel quel dans les sources d’époque comme les Dietaris (journaux) de la Generalitat[19], et donc une désinsaculation (exclusion des rôles de personnes éligibles) et une confiscation des biens : au moyen de cette conception juridique de la patrie, les institutions catalanes avaient récupéré la « majestas » du prince en leur faveur, et bénéficiaient, comme lui avant la révolte, des biens confisqués aux criminels de lèse-majesté, dont le revenu devait être utilisé pour le financement de la guerre, nous y reviendrons[20]. Les levées d’hommes de la Generalitat sont difficiles : et pour cause, le pays résistait à des levées pour le roi d’Espagne, et l’idée d’obéir à des institutions se présentant comme salvatrices de la patrie n’est pas nécessairement mieux perçue par les villageois. Ainsi, la première campagne militaire catalane des institutions commence en janvier 1641, dirigée par Josep de Margarit, mestre de camp de la viguerie de Montblanch, mais aussi par Francesc Cabanyes, capitaine d’almogàvers (mercenaires), dont les soldats commencent à faire parler d’eux pour leur mauvais comportement. Sur le plan de la justice, les Braços restaurent l’Audiència sous le nom de Junta de Justicia, avec des attributions liées à l’actualité brûlante : condamnation des criminels de lèse-patrie, notamment… Ceux-ci sont appelés « personas mal affectes la provincia ». Le 24 novembre 1640 le chef des armées espagnoles en Catalogne, le marquis de Los Velez, entraît dans le Principat par le Sud avec 30 000 hommes et 4000 cavaliers, face auxquels Pau Claris ne pouvait opposer que 8000 hommes et 1500 cavaliers[21].
Ces rappels s’imposaient avant d’aborder le rôle de la France qui, fait très important, s’introduit en Catalogne sur cette base juridique et politique (davantage qu’idéologique) très précise et délimitée. La France des années 1630-1640 présente avec la Catalogne de la même époque à la fois de nombreux points de divergence mais aussi de comparaison. Au-delà des limites d’un Parlement de Paris qui avait, au cours des guerres de religion, montré ses prétentions politiques et institutionnelles, le milieu des juristes a en France une importance beaucoup moins grande qu’en Catalogne. En revanche, les questions nobiliaires sont centrales à cette période, et il n’est pas superflu d’en rappeler les grands axes en quelques mots. Comme l’a montré Arlette Jouanna dans Le devoir de révolte[22], les nobles ont abandonné au XVIIe siècle l’idéal d’une monarchie mixte, qui était celui du siècle précédent. Ils pensent que leurs intérêts seront mieux protégés par un roi fort. Cette situation a un aspect matériel : les grands prêtent de l’argent ou payent eux-mêmes leurs déplacements au service du roi. Leur passion est d’être aimés et estimés du maître, important élément du comportement nobiliaire, particulièrement présent après la fin des « guerres de la mère et du fils » des années 1619-1620. « Pour entretenir leur prestige et celui de leur lignage, les grands devaient pouvoir miser sur une certaine continuité de la faveur royale ». Ainsi, nombre des révoltes nobiliaires se conçoivent alors dans la perspective de « luttes contre le monopole de la faveur royale ». De 1611 à 1661, observe Arlette Jouanna, on a une succession de favoris : Concini, Luynes, Richelieu, Mazarin. Leur « avidité » n’est que la conséquence inévitable de la vulnérabilité de leur position. Les favoris ont la haute main sur les listes de pensions et de dons. Chaque favori essaye d’obtenir pour lui-même ou ses parents les gouvernements, les bénéfices. Richelieu, dès son accession au pouvoir en 1624, mène une véritable « chasse aux gouvernements », s’assurant la Normandie, évinçant le duc de Montbazon, plaçant son frère à Calais, son cousin La Meilleraye à Rouen, forçant Damville à la démission pour s’approprier l’amirauté… C’est là que se forment les coalitions de nobles : journée des dupes, rébellion de Gaston d’Orléans aidé par Guise et Montmorency, complot contre la vie du cardinal (1636), guerre menée par le comte de Soissons, conspiration de Cinq-Mars… Dans le déclenchement de ces révoltes, les « blessures de l’honneur » jouent un grand rôle : en 1629 Gaston d’Orléans se réfugie en Lorraine. Il se plaint d’être tenu dans le « mépris » par son frère, dont il exige d’obtenir des marques éclatantes de faveur ; Montmorency-Bouteville se fait un honneur de se battre en duel alors qu’un édit vient d’interdire ces combats, d’où l’ire du cardinal…
Du côté de la noblesse moyenne, s’observe au XVIIe siècle un divorce entre noblesse et province, particulièrement criant dans la course à la faveur royale. La place des grands rend le contact du souverain plus difficile : il faut accepter d’avoir un protecteur et abdiquer une partie de sa liberté. La cour est le lieu où vivent matériellement les grands et les gentilshommes soucieux de leur crédit, les solliciteurs. Les gentilshommes participent cependant fréquemment aux mouvements populaires qui agitent la France – et l’Europe, dans une plus large mesure – dans les années 1630, en même temps que les premiers soubresauts catalans. Les Croquants du Périgord sont menés par des gentilshommes, comme les révoltes de Pardiac en 1639-1642 ; certains sont solidaire des Nu-Pieds de 1639. Les nobles s’opposent à l’installation d’élections dans les pays d’Etats, comme en provence ; leur détestation des commis de l’impôt, des intendants et des partisans venus de la capitale rejoint (dans cette mesure seule) les griefs de la paysannerie. C’est par peur des dérives des mouvements qu’ils se rallient à l’autorité royale. Les révoltes provinciales ne sont pas coupées des conspirations des grands : Henri II de Montmorency s’appuie sur la protestation du Languedoc en 1632 contre la tentative d’établissement d’un système d’élus. Pour les gentilshommes locaux, la défense du Bien public signifie la défense de leurs privilèges, ou des libertés de leur ordre. La révolte peut également être une stratégie pour augmenter ses ressources, venant de « clients floués » : en 1635, le comte de Montrésor, client de Gaston d’Orléans, se positionne contre Richelieu et contre la déclaration de guerre contre l’Espagne décidée par le cardinal. Il craint l’abaissement de Monsieur voulue par le cardinal. Ses arguments politiques sont que ce dernier a procédé illégalement en déclarant la guerre, sans assembler les Etats ; il usurpe la place de Monsieur en étant le premier favori. Il ourdit une conspiration, que Monsieur abandonne au dernier moment, car l’élimination du cardinal aurait tout aussi bien pu se retourner contre lui… Au fil des révoltes nobiliaires de la première moitié du XVIIe siècle – époque caractérisée par cela –, on entrevoit davantage un discours complexe et nuancé, reposant avant tout sur le besoin de faveur et de reconnaissance que sur un rejet de l’autorité monarchique et de la figure du prince. Les nobles se définissent constamment comme « malcontents » mais cet état de fait vient d’une situation conçue comme anormale (« énorme » dans le langage du temps), de monopole de la faveur par un individu ; ils souhaitent toujours sortir de cette situation et obtenir la faveur royale, qui doit nécessairement se traduire matériellement par la gratification.
La politique du cardinal de Richelieu est à l’origine de l’intervention de la France en Catalogne. Cette politique n’est pas née de son imagination fertile, mais du contexte international de l’année 1640. La révolte de Catalogne est un fait, mais la province se situe alors, sur le plan européen, au milieu, en contact direct avec la frontière des deux grands Etats belligérants. La révolte, pour le cardinal, était directement profitable : d’une part, aider (d’une manière ou d’une autre) les révoltés permettait d’occuper une partie des troupes castillanes à l’intérieur même de la monarchie, et donc d’éviter des offensives vers la France ; d’autre part, l’affaiblissement général de Philippe IV pouvait, à plus ou moins court terme, permettre des prétentions plus importantes dans le cadre d’un traité de paix. Les premiers contacts franco-catalans auraient commencé dès le mois de mars 1640, après l’arrestation de Tamarit et les poursuites de Claris, mais les documents précis manquent : on sait que Francesc de Vilaplana, neveu de Claris et originaire du Roussillon, a rencontré le gouverneur de Leucate, Roger de Bossost, seigneur d’Espenan (+1646). Ces rencontres, selon P. Basili de Rubí, sont alors ignorées par la Junta de Braços ; selon Sanabre, elles sont décidées par une Junta secrète annexe à la Junta de Braços, constituée de plusieurs figures importantes : Vilaplana, Sentmenat, Claris, Tamarit, Guimerà, Joan Pere Fontanella et le doyen de la cathédrale Pau del Rosso[23]. Elles sont une idée de Pau Claris, qui pensait à une simple aide militaire française pour éviter l’occupation espagnole et pousser Madrid à un accord avec des garanties. Comme le note E. Serra, lors du siège de Salses, les Catalans avaient pu considérer que cette guerre contre la France était surtout, pour eux, la guerre du comte-duc Olivarès contre la Catalogne[24]. Les contacts, dit Sanabre, se sont initiés autour du Roussillon, où existaient parmi les Catalans des partisans de la France, dont certains avaient été emprisonnés dans les années précédentes par le roi car réputés aider l’ennemi dans ses desseins sur le Roussillon – la révolte populaire survenue à Perpignan aurait même pu, selon cet historien, être fomentée par des profrançais ; Vilaplana et Sentmenat auraient été proches de ces milieux, la noblesse frontalière ayant même pu avoir, au cours des siècles précédents, des contacts avec la noblesse languedocienne[25]. Les tractations commencent à proprement parler en juillet, et c’est Aleix de Sentmanat qui est choisi pour les mener[26]. Il n’est pas innocent que des gentilshommes soient désignés pour traiter avec des gentilshommes français, plutôt que des membres du braç reial. Au retour d’une de ses entrevues avec d’Espenan, en passant dans la plaine de Roussillon, Sentmenat est emprisonné par les Castillans. Espenan envoie à Richelieu un premier mémoire sur la situation des Catalans.
Les pourparlers intéressent le cardinal au point qu’en août 1640 un pouvoir signé du roi donne à Bernard du Plessis-Besançon, son parent et agent, tous latitude pour traiter avec les « Estats et peuples de la Cathaloigne [qui veulent] se mettre en liberté et s’affranchir de la domination de l’Espagne […] pour l’establissement de la Republique qu’ils pretendent de former soubz nostre protection »[27]. Il y aurait eu un premier accord franco catalan signé le 15 août 1640 à Leucate[28], mais c’est le 29 août que Du Plessis-Besançon signe un marché décisif avec Ramon de Guimerà, après la détention de Sentmenat. Ce n’est alors qu’un accord d’aide militaire, mais comme on l’a vu Richelieu a l’idée de création d’une république sous la protection française – le tout est de ne pas dévoiler ses cartes trop vite pour voir ce que l’interlocuteur (qui est un adversaire d’hier) est prêt à offrir. En septembre, le marquis de Los Velez, chef de l’armée espagnole, entre dans la province. La nécessité du rapprochement franco-catalan devient de plus en plus forte pour la Junta secrète, alors que la Junta de Braços pense encore à un arbitrage pontifical ou à réfléchir aux propositions de paix d’Olivarès. Entretemps, Du Plessis-Besançon a reçu de nouvelles instructions de Richelieu qui lui prescrivent de demander aux Catalans l’envoi de députés munis de pouvoirs authentiques et porteurs de propositions précises sur les termes de l’accord. La Junta choisit alors de nommer Ramon de Guimerà. Tamarit sort de Barcelona, accompagné de deux compagnies de soldats jusqu’au passage des Pyrénées pour éviter l’entrée des tercios stationnés en Roussillon, et de Guimerà, ce dernier muni des instructions pour négocier des pactes avec la France. Le 24 septembre 1640, dans le couvent des Capucins de Céret (Roussillon) aux premières heures du matin, se réunissent les délégués catalans, Guimerà et Vilaplana, et les français, Espenan et Du Plessis-Besançon. Vilaplana présente une demande écrite de 2000 chevaux et 6000 hommes de pied, ainsi que d’armes qui seront payées par la Generalitat. Mais Guimerà est plus prudent et peu enclin à accepter toutes les propositions des Français, quand ces derniers considèrent qu’ils n’ont pas assez de sûretés à envoyer leurs troupes en Catalogne avec le risque que les Catalans se réconcilient ensuite avec le roi d’Espagne, et voudraient obtenir la place de Rosas comme garantie. L’accord qui est signé ce jour-là comprend bien le principe que les Catalans et les Français seront alliés, mais les termes précis devront encore être négociés après consultation de la cour de France et des Consistoires[29]. Depuis 1639, les opérations françaises contre les Espagnols en Roussillon continuent, sous la direction du prince de Condé et du maréchal de Schomberg.
L’alliance franco-catalane n’était pourtant pas une évidence et une facilité si on en croit les commentaires d’Óscar Jané sur les sentiments antifrançais anciennement enracinés dans la société catalane, particulièrement roussillonnaise. Les opérations françaises de 1639 et les négociations franco-catalanes ne laissent pas le peuple de marbre, qui y voit évidemment une tentative de la France pour s’approprier le Roussillon – motif qui n’a pas cessé d’habiter les riverains depuis le XVe siècle, où Louis XI posséda les Comtés (avec majuscule ; ainsi appelle-t-on l’ensemble ancien Roussillon-Cerdagne-Conflent) et mena contre Perpignan, repris par les rois d’Aragon, un siège particulièrement dur. La mémoire des agressions françaises du XVe siècle est encore très vivace en 1640, intensifiée par la peur de l’hérésie protestante qui existe en France ; la présence en Roussillon d’une forte et ancienne immigration française (venant principalement des régions occitanes) joue un rôle ambigu, pouvant osciller entre le rejet de l’étranger et une habitude de relations anciennes teintée de méfiance[30]. Les circonstances particulièrement difficiles de l’hiver 1640 précipitent cependant une orientation qui n’avait rien de naturel et de prédisposé. Du Plessis-Besançon, revenu à la cour après l’entrevue de Céret, reçoit de nouvelles instructions, dont une aide militaire immédiate avec l’envoi de généraux sur place ; Richelieu, comme de l’autre côté la Junta secrète de Pau Claris, veulent précipiter les choses. La Generalitat et le Conseil des Cent sont progressivement mis au courant, notamment par l’intermédiaire de l’assesseur de la Generalitat, Josep Fontanella, fils du grand juriste et conseller en cap de la ville, déjà cité, Joan Pere Fontanella. Notons au passage la participation des membres d’une même famille aux différentes institutions catalanes. Du Plessis-Besançon, repassé en Catalogne – il faut souligner l’importance des voyages en question et l’impressionnante mobilité des personnages –, est reçu par la Generalitat, où il signifie que le coût des renforts sera modeste et que les Catalans ne seront pas molestés dans le logement des gens de guerre. Pau Claris fait alors une déclaration d’intention : la politique de rapprochement s’explique par les outrages subis par le peuple et elle est une naturelle défense ; il s’agit de se mettre sous la protection du roi de France pour montrer au roi d’Espagne que ce n’est pas une infidélité mais une volonté de se protéger de la violence des ministres (i.e. Olivarès et ses alliés du Conseil d’Aragon) et de conserver les privilèges de la province. On arrive à un traité de fraternité (germanor), en vertu duquel la Catalogne s’oblige à ne rien tenter contre la France ni assister ceux qui voudraient le faire, et la France s’oblige à protéger la Catalogne dans ses privilèges et à faire figurer, le cas échéant, le règlement du conflit entre les Catalans et l’Espagne dans son propre traité de paix avec Philippe IV. Les députés acceptent l’obligation de recevoir les escadres françaises dans les ports, de payer 3000 soldats de pied, et d’envoyer 9 personnes de condition en qualité d’otages pour garantir la sécurité des troupes françaises en Catalogne. Cet accord est validé par la Generalitat le 28 octobre, et Du Plessis-Besançon s’en retourne une nouvelle fois à la cour[31].
L’importante résistance des Catalans face aux levées d’hommes de la Generalitat et à l’organisation des compagnies, assurée notamment par Josep de Margarit, détermine la demande pressée aux Français de faire entrer leurs troupes en Catalogne. Le député militaire Tamarit, alors à la tête de troupes catalanes en Empordà, est peu enthousiaste devant la perspective de l’arrivée des « auxiliaires » et souhaiterait que les forces soient égales, mais Claris l’enjoint à faire en sorte de les avancer le plus vite possible. Le 25 septembre 1640, lors de l’attaque des tercios espagnols sur Ille, première ville du Roussillon à s’être enfermée dans ses remparts pour résister à l’attaque espagnole, des officiers français entrent en Roussillon et dirigent la résistance – épisode considéré comme la première intervention militaire française en terre catalane. Les opérations ont de toute façon lieu avant la signature de pactes définitifs. Dans les premiers jours de décembre, Condé signe l’autorisation pour faire passer les troupes auxiliaires en Catalogne, Schomberg écrit à Du Plessis qu’il tient les siennes prêtes à la frontière. Le 7 décembre 1640, Espenan entre à Figueres à la tête de 3000 soldats de pied et de 1000 cavaliers ; il arrive à Barcelona le 9, rejoint le 12 par Du Plessis-Besançon, qui a également reçu de Richelieu le commandement d’un corps d’armée. Le 16 décembre 1640, selon Sanabre, il signe un nouveau pacte d’amitié avec Claris. Les députés le nomment mestre de camp général de l’armée auxiliaire et de l’armée catalane, avec complète juridiction militaire. Mais un important contretemps survient lors des premières opérations franco-catalanes. L’avancée du marquis de Los Velez est particulièrement efficace, il parvient jusqu’au Campo de Tarragona le 12 décembre, avec un ordre royal promettant de pardonner tous ceux qui se soumettront et d’exécuter les autres. Le 15, Los Velez prend la ville de Cambrils après une bataille particulièrement sanglante, suivie d’une terrible répression : cet épisode restera marqué dans les mémoires comme le symbole de la cruauté espagnole, et sera agité par les Français. Mais lorsque Espenan arrive dans le Campo de Tarragona à la tête de ses troupes, alors qu’il est censé engager le combat et empêcher Los Velez de prendre Tarragona, il fait défection et signe un pacte de capitulation avec le Castillan, le 23 décembre. Los Velez fait son entrée à Tarragona. Le ministre français Sublet de Noyers compare la capitulation d’Espenan à un pacte avec le diable. L’indignation atteint Barcelona, où de nouvelles émotions populaires ont lieu, le peuple accusant les conseillers de traîtrise, réclamant les clefs de la ville, assiégeant des maisons et assassinant des magistrats. Un moment, Espenan se retourne et assure à Claris et à Du Plessis-Besançon qu’il ne va pas respecter son pacte, mais il se retire honteusement en France en janvier 1641. L’avancée décisive du marquis de Los Velez dans les alentours immédiats de Barcelona (Martorell et le Panadés) presse la Generalitat à se retourner une nouvelle fois vers la France pour demander l’entrée immédiate de Schomberg afin de remplacer Espenan[32]. Le 16 janvier, Du Plessis finit par montrer aux Braços les pouvoirs qu’il avait depuis le mois d’août de constituer la Catalogne en république sous la protection de Louis XIII. La proposition est acceptée le 17 janvier. Comme le note Eva Serra, les Braços oscillaient entre la seule protection et l’obéissance : « seul le pouvoir d’un roi peut vaincre un autre roi » (« El poder d’un rei sols el pot vèncer un altre rei »), disaient certains membres de l’assemblée, ce qui nécessitait pour les Catalans le passage à la vassalité de Louis XIII. La cause de leur acceptation de la soumission à Louis XIII est peut-être, poursuit-elle, la situation militaire désespérée sans une aide rapide, mais aussi l’impossibilité d’accepter les offres de paix espagnoles communiquées à ce moment-là, considérant que le projet castillan était d’arriver à une monarchie unifiée sur le pied de la Castille[33]. Au tournant de 1640 et de 1641, une abondante littérature est venue justifier les principes de monarchie contractuelle et le droit à changer de souveraineté, comme la Noticia Universal de Cataluña du juriste Francesc Martí i Viladamor, qui défend l’alliance avec la France au nom de la parenté entre Louis XIII et Charlemagne…
Le 17 janvier 1641 est donc proclamée une première république catalane. Mais dans les jours qui suivent, la pression des évènements font considérer à Pau Claris et à ses proches l’impossibilité d’une telle formule. Le 23 janvier il réunit à nouveau les Braços et, comme le notent les Dietaris de la Generalitat de Catalunya, il déclare :
« Ayant conféré avec plusieurs personnes de confiance et de toute satisfaction à propos du moyen de protection et de la forme de la république, on a considéré des inconvénients très graves, non seulement dans les dépenses qu’occasionneraient sa défense et sa conservation, mais encore dans la disposition du gouvernement »[34].
Ces considérations viennent certes des dépenses impossibles à assurer de la part de la Catalogne face à l’importance de l’armée castillane – même à une époque critique des finances de Philippe IV – mais aussi de considérations plus strictement politiques sur la « disposition du gouvernement », c’est-à-dire la forme de république, qui s’était imposée ici de façon précipitée, en temps de guerre. Il est probable qu’une partie des proches de Claris, et le chanoine lui-même, n’aient pas été totalement mûrs pour l’abandon d’une autorité royale, plus encore, ils devaient avoir un certain attachement pour les principes énoncés plus haut, considérés de façon unanime comme les principes du bon gouvernement, issus d’un ordre voulu par Dieu. Le changement de souveraineté, validé par la propagande et par la relecture de l’histoire, était dès lors une voie possible (la seule) à la fois sur le plan financier et politique. C’est donc le 23 janvier que les Braços, cette assemblée des représentants habituellement convoqués aux Corts (des communautés et des familles), élargis en 1640 par l’appel de nouvelles couches sociales extérieures au traditionnal braç reial, proclame Louis XIII comte de Barcelona sous le nom de Louis Ier, mais à titre personnel et viager. La république catalane aura duré une semaine, même si son existence fut davantage virtuelle, n’y ayant eu aucune déclaration générale sur ce sujet, mais plutôt un état de fait. Les efforts de Du Plessis-Besançon, présent sur place, pour abandonner l’idée de république au profit d’une soumission pure et simple à Louis XIII, ne durent pas être étranger à cette orientation. Dans un mémoire postérieur à Richelieu, il commente les faits du mois de janvier 1641 :
« Que l’impossibilité de pouvoir reduire le gouvernement de la province en forme de Republique, l’espuisement du tresor public et la necessité d’estre promptement et puissament secourus, les obligeant d’avoir recours à une puissance prochaine, qui en fust capable, l’espreuve qu’ils venoient de faire si hasardeuse de toutes les choses, ne leur permetoit pas (non moins par raison de necessité, que de gratitude) d’en choisir une autre que celle du Roy tres chrestien ; sous la domination du quel le principat de Catalogne se remetoit aux conditions raisonnables qui en seroient adjustées avec Sa Majesté, sans oublier la conservation de toutes leur constitutions, priviléges, et loix gotiques, comme leurs predecesseurs avoient desia faict du temp de Charlemagne ; car bien que selon d’autres propositions qui avoient esté sur ce subjet de s’eriger en Republique le sieur du Plessis Besançon leur eust souvant offert la protection et la assistance de son Roy pour les y maintenir. Que neantmoins, il s’estoit rencontré tant de difficultés, et d’inconvenients dans l’execution, qu’elle se fust rendue impraticable ; (joint qu’aiant les ennemis à leurs portes qui brusloient et ravageoient tout le pais, ils avoient besoing d’un secours present) »[35].
La soumission à Louis XIII reçoit, à la suite des Braços, l’assentiment du Conseil des Cent de Barcelona. Mais, comme le sort avait donné un mauvais départ à l’alliance franco-catalane avec la défection d’Espenan en décembre 1640, un nouvel événement perçu comme un signe par les Catalans vient donner un pas décisif à ce rapprochement : le 26 janvier 1641, de façon assez inattendue, les troupes françaises (régiments d’Enghien, Espenan et Sérignan) et catalanes, les deux ayant réunis environ 6000 hommes, parviennent à repousser l’assaut du marquis de Los Velez (23 000 hommes) au cours de la célèbre bataille de Montjuïc.
L’année 1641 est donc un tournant décisif dans l’installation des Français en Catalogne. Dans la première moitié de l’année, tous les grands acteurs des pactes franco-catalans disparaissent de la scène politique : Du Plessis-Besançon est rappelé en France pour d’autres missions, Pau Claris décède le 27 février 1641, peut-être empoisonné, et un personnage de moindre envergure est élu pour le remplacer comme député ecclésiastique et président la Generalitat, un autre chanoine d’Urgell, Josep Soler, qui est un autre cousin de Claris. La puissance de la Generalitat est abaissée par la mort de Claris et par la présence d’un conseil de guerre formé aux lendemains de la soumission du 23 janvier, formé de Joan Pere Fontanella, de Tamarit et de Guimerà, mais nettement dominé par les officiers français. En effet, en janvier 1641, Louis XIII a signalé aux institutions catalanes la nomination d’un chef de l’armée française de Catalogne, le maréchal Philippe de La Mothe-Houdancourt. En février, Richelieu a également nommé un intendant, René de Voyer d’Argenson, afin de donner forme aux nouveaux accords : en clair, prendre possession des places fortes, fortifier Montjuïc, et obtenir des Catalans qu’ils poursuivent en faveur des Français le versement des sommes qu’ils versaient au roi d’Espagne[36]. Il entre au conseil de guerre, et, alors que le pouvoir militaire revient à La Mothe, Argenson exerce le pouvoir politique ; nous y reviendrons abondamment au cours de notre étude. La Mothe entame une campagne militaire destinée à harceler les Espagnols dans le Campo de Tarragona, où ils se sont retirés après Montjuïc. Il réussit à installer un blocus autour de Tarragona et prend le fort de Constantí, alors que l’escadre française dirigée par l’amiral de Sourdis prend le port de Salou. Mais ce dernier se replie ensuite et La Mothe doit abandonner son dessein sur Tarragona. Cependant, en Roussillon, les opérations menées par Condé ont été un succès, et dans les derniers jours du mois de juin, les Français étaient maîtres de la plaine, à l’exception de Perpignan, Salses et Collioure[37]. Il est important de signaler à ce stade que les opérations militaires françaises en Roussillon et en Catalogne se font contre les Espagnols, qui tiennent encore les places où ils étaient au moment de la signature des pactes franco-catalans. Sur le plan théorique et politique, les Français considèrent qu’ils ne font que reprendre des places à des personnes qui les tiennent illégalement. L’entrée de la France en Catalogne en 1641 se produit de part et d’autre de la soumission effective de la province à Louis XIII, et n’est pas le résultat d’une conquête faite sur les Catalans, comme une interprétation trop rapide de ces faits complexes pourrait le faire croire.
Entre le mois de mars, date de l’arrivée à Barcelona de la nouvelle de l’acceptation de la soumission par Louis XIII, et le mois de mai, les réunions se succèdent entre les deux Consistoires pour discuter du texte qui devrait être présenté au souverain pour son serment. La rédaction du texte est avancée, avec la grande participation du juriste Joan Pere Fontanella, et elle est acceptée par les Braços le 13 mai 1641, malgré de grandes réserves du braç militar qui trouve que les garanties contre les infractions aux Constitutions qui étaient dénoncées du temps d’Espagne ne sont pas suffisantes. La traduction française de ce texte est envoyée en France, elle figure dans les archives des Affaires étrangères[38]. Richelieu, à la réception de ce texte, hésite quelques mois, mais devant le danger de la perte de la Catalogne, note Sanabre, il le soumet à Louis XIII étant à Péronne qui le signe le 19 septembre. En même temps que la signature de ce « traité de Péronne », qui confirme définitivement la soumission de la Catalogne à la France, Richelieu décide d’envoyer un premier vice-roi, sur le modèle de l’ancienne administration de la province, qui n’est autre que son beau-frère Urbain de Maillé-Brézé. Entretemps, quelques modifications ont été apportées dans le texte envoyé de Barcelona, et celui qui est signé à Péronne est légèrement différent, notamment en ce qu’il prévoit que ce soit le vice-roi, en tant que procureur de Louis XIII, qui vienne jurer les Constitutions de Catalogne, et non le roi en personne – différence mal perçue sur place. Mais les pactes sont acceptés en octobre 1641 par les Braços devant les dangers courus par le Principat.
Avant d’introduire les caractéristiques principaux du gouvernement français qui va s’installer en Catalogne, et donc les premières bases constitutives de notre travail, il faut revenir sur les implications générales du traité de Péronne – nous reviendrons dans notre développement sur les points précis qui ont un rapport avec notre sujet – qui montrent, dès le début, pour reprendre l’expression de N. Sales, que « les relations de la Catalogne avec la France sont faussées dès le commencement par l’inégalité des deux contractants ». A la différence des ambassadeurs du Portugal, également révolté à la fin de l’année 1640 contre l’Espagne, et pour lequel le duc de Bragança, allié de la France, reçoit toute la souveraineté, les envoyés catalans ne peuvent pas rencontrer Louis XIII, sinon de loin, et n’auront que la qualité d’otages. Le traité de Péronne comprend l’observation et le serment des Constitutions de Catalogne, l’obligation que les gouverneurs et officiers des places soient Catalans naturels comme les titulaires des bénéfices ecclésiastiques, le respect des principes du Concile de Trente, le droit pour les conseillers de Barcelona de rester couverts devant le roi (affaire qui avait, comme on l’a vu, été l’un des ferments de l’opposition à Philippe IV), l’abolition de l’impôt du quint et l’impossibilité de lever de nouveaux impôts sans accord des communautés, le principe de l’inséparabilité des Comtés (Roussillon-Cerdagne-Conflent) du reste de la Catalogne. Mais aucune de ces clauses ne sera respectée.
Le gouvernement français de Catalogne commence dans les faits au cours de l’année 1641, avec l’arrivée de La Mothe et surtout d’Argenson, mais on retiendra février 1642 comme véritable point de départ de notre travail, qui est la date d’entrée à Barcelona du premier vice-roi Brézé. La fin du siège de Perpignan le 9 septembre 1642, qui consacre le basculement définitif du Roussillon, constitue aussi un point fort. C’est pendant cette année 1642 que se posent toutes les problématiques de la forme et de l’organisation institutionnelle exacte de ce nouveau gouvernement, que se dessinent les premières luttes de pouvoir caractéristiques de la décennie suivante. La nomination de Brézé comme vice-roi reçoit immédiatement l’opposition de La Mothe et d’Argenson. Arrivé en Roussillon, il décide de rester sur place car l’état des troupes est déplorable et on redoute une attaque sur Argelès, et jure les Constitutions de Catalogne à La Jonquera, le 30 décembre 1641, à la frontière entre Principat et Roussillon. Mais les Consistoires lui adressent vite des suppliques lui demandant de se transporter le plus vite possible à Barcelona. En effet, cette ville est la résidence habituelle des vice-rois, c’est le siège de l’Audiència et des principales institutions de la province, et c’est de là qu’il doit diriger le fonctionnement de la justice, dont il est la pièce maîtresse. Les questions judiciaires se sont posées avec une force particulière depuis l’année 1640 : nous l’avons dit, les institutions catalanes avaient récupéré la majestas du prince et s’étaient arrogé le droit d’arrêter les traîtres à la patrie ; elles avaient nommé une Junta de justicia qui était censée continuer les activités de l’Audiència, particulièrement pour la répression des Catalans qui passaient du côté espagnol ou de ceux qui refusaient de se soumettre aux levées d’hommes de la Generalitat. Les mal affectes, comme on les appelait, devaient recevoir un jugement, et depuis la soumission à Louis XIII, l’ordre judiciaire ancien s’était restauré, c’est-à-dire que le vice-roi au nom du roi devait de nouveau diriger le cours de la justice. Brézé envoie d’abord Argenson à Barcelona, puis, devant l’instance des députés et la multiplication de la propagande anti-française de la part des Espagnols, finit par céder et se rend à Barcelona le 23 février. C’est là que se situe l’étape que Sanabre appelle la « réorganisation des institutions politiques du Principat » : après la révolte des Segadors, la majorité des survivants de l’ancien appareil royal en Catalogne avaient fui. Le premier acte du vice-roi sera donc de pourvoir aux postes de l’Audience, dont le chef est appellé Régent : il nomme Josep Fontanella, homme de confiance d’Argenson et fils de Joan Pere Fontanella. Ce personnage aura durant toute la période un rôle fondamental. Il pourvoit aussi aux autres fonctions importantes (chancelier et trésorier de Catalogne), sur lesquelles nous reviendrons. L’important ici est que ces nominations s’accompagnent d’une distribution des prébendes ecclésiastiques, et également des premiers biens confisqués aux Catalans qui s’étaient retirés avec les Espagnols depuis la révolte, en 1641 et dans les premiers mois de 1642.
En février 1642 s’ouvre donc une période de dix ans, suite et plus longue partie de la guerra dels Segadors ou guerra de Separació qui va voir une continuelle présence de gouvernants français en Catalogne, un contexte de conflit permanent – chaque année ayant sa campagne – mais, également, la conservation (qui était un point du traité de Péronne) des institutions traditionnelles du Principat, si ce n’est dans leur substance et signification profonde, du moins dans leur forme. Pendant ces dix ans, Louis XIII, puis Louis XIV, vont rester comtes de Barcelona et donc souverains théoriques de toute la Catalogne, et dans les faits de la plus grande partie du Principat, à l’exception des zones qui étaient restés au pouvoir des Espagnols en 1640 (Tortosa, puis Lleida et sa région, qui retombent aux mains des Espagnols quelques temps après). Cette période s’achèvera en octobre 1652 avec le siège de Barcelona par Don Juan d’Autriche, précédé et suivi de la reprise par les armes de tout le Principat, à l’exception de Rosas. Entre 1642 et 1652, les opérations militaires vont se succéder, avec des flux et des reflux qu’il n’est pas nécessaire de rappeler ici mais que nous aurons l’occasion d’entrevoir. La chute de Lleida en 1644, la conquête de Tortosa par Schomberg en 1648, en sont des grandes dates militaires ; mais le contexte diplomatique n’est pas non plus absent de la période, avec la tenue entre 1643 et 1648 du congrès de paix de Münster où la question de la Catalogne va naturellement être l’un des points d’achoppement principaux entre la France et l’Espagne. 1652 marque la fin de la présence française dans le Principat, même si après cette date des incursions et reconquêtes auront lieu ponctuellement, et que le Roussillon demeurera au pouvoir du roi de France jusqu’en 1659, date où le traité des Pyrénées achèvera la guerre et consacrera son annexion à la France (qui le tenait déjà depuis 1641/1642).
Nous avons choisi de garder durant cette décennie pour la Catalogne le nom de « Catalogne française », non sans certaines réticences. Dans un article de 2008[39], Óscar Jané soutient la pertinence d’une telle dénomination : il ne s’agit pas d’une conquête militaire, et les Catalans continuent à se gouverner eux-mêmes ; mais la Catalogne se trouve pendant ces dix ans « sous surveillance française (…), répression et intervention des élites locales comme relais du pouvoir français » avec un « certain équilibre franco-catalan : présence de l’armée française, présence de représentants français, enquête de contrôle, maintien de l’administration et de fonctionnaires catalans (…) et renfort des élites locales catalanes au service de la France ». Ainsi, c’est dans cette perspective que l’expression de « Catalogne française » doit s’entendre, comme la dénomination générique d’un état de fait qui pourrait également se définir comme « Catalogne soumise à la souveraineté de France et administrée par des cadres franco-catalans ». Certains pourront avoir de grandes réticences, les nationalistes notamment, mais pas seulement : on pourra nous dire que la Catalogne n’a jamais été française, ni espagnole, mais qu’elle a toujours été catalane. Plus encore, on pourra dire – et on verra bientôt que ce point est en effet fort exact – que la Catalogne n’a jamais été « à l’heure française », car géographiquement très éloignée de Paris, centre névralgique de la monarchie française, éloignée du roi – qui ne séjournera qu’en 1642 en Roussillon –, et donc sans connexion directe et quotidienne avec les grandes institutions françaises. Aujourd’hui, quand on dit « Catalogne française », on pense immédiatement au seul Roussillon, partie de la Catalogne restée française après 1659, car c’est la situation d’aujourd’hui. Mais il ne faut pas oublier que toute la Catalogne (comme on l’a dit, de façon théorique toute l’entité politique, et dans les faits la plus grande partie) fut soumise à Louis XIII. Faisons une petite incursion dans les textes d’époque : en 1647, un Catalan profrançais distingué, l’agent des Consistoires à Paris, Isidoro de Pujolar, attire l’attention de la cour sur le problème des salines du Roussillon, sur lesquelles les fermiers des gabelles du Languedoc veulent faire pour ainsi dire une « OPA hostile », pour la concurrence qu’elles représentent (sel bon marché). Nous aurons l’occasion d’approfondir ce sujet de conflit entre Catalans et Français[40]. Voilà les commentaires de Pujolar :
« Je vois les affaires de notre province plus confuses qu’elles ne l’ont jamais été, parce que même si on laisse de côté les mauvais esprits qu’elle compte, encore on voit se profiler un problème comme celui des salines, qui à lui seul suffit à perdre la Catalogne française [ici, l’expression employée est : « Francia Cataluña »], comme sans doute il la perdra s’il éclate ; et que Votre Majesté soit certaine que c’est là la politique de Castille, de faire que les Catalans ne soient pas en bon termes avec les Français, comme de fait ils ne le sont pas […] »[41].
Mise à part la personnalité de Pujolar, l’invention de l’expression inédite « Francia Cataluña » montre la recherche à l’époque, nécessaire, d’une terminologie adaptée pour définir l’entité politique spéciale que constituait la Catalogne sous l’obéissance du roi de France. En partant de « Francia Cataluña » (l’antéposition de Francia n’étant pas non plus sans signification), il ne semble pas totalement erroné de parler aujourd’hui de « Catalogne française », en précisant bien qu’en le faisant nous n’y mettons aucun contenu politique ou idéologique particulier.
C’est dans ce contexte précis que va donc se poser, avec une importance particulière parmi les sources d’époque, la question des confiscations. Et cela pour plusieurs raisons, qui sont à chercher tant du côté catalan que du côté français. Tout d’abord parce que la Generalitat a commencé à confisquer des biens en 1640-1641, et que la France arrive donc sur un terrain où la question du sort des traîtres et de leurs biens a déjà été posée et résolue. Mais aussi car la résolution de cette question n’a rien d’inédit ni d’original. Nous étudierons en détail au cours de notre étude les fondements juridiques et politiques de la peine de confiscation en Catalogne. On peut d’ores et déjà introduire ici une notion découlant des considérations faites plus haut : le légalisme régnant en Catalogne a fait qu’à la différence d’autres régions de la couronne espagnole, et à la différence de la France particulièrement – mais conformément aux principes du droit romain – la confiscation n’est jamais prononcée sans procès. Elle est une peine qui découle d’une action judiciaire. Et cela même dans le cas du crime de lèse-majesté – qui est, en Catalogne, le seul cas autorisant la confiscation. La procédure judiciaire doit comporter une enquête. Dans un contexte aussi perturbé sur le plan institutionnel et politique que l’est celui de la Catalogne en 1642, l’articulation de ce légalisme et du contexte guerrier ; de la reprise de la majestas par les institutions de la terre et de l’arrivée d’un souverain « légitime » appliquant d’autres lois dans son propre royaume, prennent un sens particulièrement intéressant et inédit. En 1641, les biens confisqués étaient saisis en faveur de la Generalitat pour financer les dépenses de guerre. Mais après la soumission à un monarque, les perspectives s’ouvrent et s’élargissent. Va-t-on laisser de tels pouvoirs aux institutions catalanes ? La présence de Louis XIII au siège de Perpignan en 1642 entraîne une vague de suppliques et d’espoir de la part des Catalans. La nécessité de gratifier les Catalans qui se sont déclarés en faveur de la France va se faire jour, et les biens confisqués aux opposants semblent – à première vue – tout indiquées pour les satisfaire… A cela, s’ajoute que tous les gouvernants français envoyés en Catalogne sont, peu ou prou, les résultats directs des modèles sociaux et du contexte d’agitation nobiliaire français des années 1630-1640. Ce sont tous des nobles. Philippe de La Mothe-Houdancourt, le chef des armées nommé en 1641, est un cousin de Richelieu et du ministre Sublet de Noyers, lui aussi « créature » du cardinal ; le vice-roi Brézé est le beau-frère du cardinal, qui marie en février 1641 sa fille à Louis II de Bourbon-Condé, alors duc d’Enghien et futur prince de Condé, dont le père dirige l’offensive française en Roussillon. Plus encore, un an après l’installation de 1642, la mort de Richelieu puis celle de Louis XIII entraînent, avec le début de la régence, un changement de clientèles à la tête du pouvoir. C’est Mazarin qui devient l’homme fort en France, et avec lui une coterie d’hommes qui remplacent les anciens serviteurs : Sublet sera disgrâcié, La Mothe n’aura jamais la confiance de Mazarin. Pour tous ces hommes, la notion de « faveur royale » revêt une importance particulière. Les dix ans de présence française en Catalogne vont également coïncider avec l’éclatement de la Fronde, qui est, selon l’analyse éclairante d’Arlette Jouanna, une crise de la faveur.
Un point de vue rapide sur l’histoire générale de la confiscation doit être inséré au milieu même d’une progression vers la considération de ce problème dans la décennie 1642-1652, afin de désamorcer de prime abord un certain nombre de mauvaises intuitions et de poncifs dont la conservation pourrait être un obstacle à la bonne intelligence de notre propos. Le sujet a souvent été effleuré mais peu souvent approfondi, car réputé minime et secondaire. Affaire trop technique, trop juridique et érudite, entrer de façon approfondie dans l’étude des confiscations a peu passionné les historiens, à cause de la difficulté d’accès des sources nécessaires et du caractère inédit, voire hasardeux, de la problématique. La confiscation (du latin « cum » et « fiscus ») signifie étymologiquement l’attribution d’un bien au fisc. Confisquer c’est à l’origine faire passer un élément du patrimoine privé dans le patrimoine de l’Etat. C’est avant tout une peine, d’origine antique, infligée à un condamné. La confiscation était connue avant le droit romain, mais c’est lui qui lui donna toute sa forme et son ampleur. A Rome, explique Ferdinand Ehrhard[42], le délit fut longtemps regardé comme une offense à la divinité, et la peine comme une expiation religieuse ; aussi les biens des criminels étaient consacrés à des sacrifices et à des prières publiques, alors que leur corps était consacré à la divinité ; lorsque le droit pénal se détacha du religieux, la consecratio capitis devint la publicatio, qui fut appliquée par César aux parricides. L’occasion politique de la confiscation serait née de la rivalité entre Sylla et Marius, lorsque les proscriptions se multiplièrent et que le parti vainqueur puisa dans les revenus des exilés. Mais ce fut sous l’Empire qu’elle se généralisa, les grandes compilations de droit lui consacrant des titres spéciaux[43] : elle s’attacha dès lors expressément à toute condamnation capitale (entraînant la mort, perte de liberté ou droit de cité) ; mais pouvait se trouver subsidiairement en tant que peine principale dans les cas d’adultère (confiscation partielle). Le père coupable, en temps de guerre, de soustraire son fils au service militaire, encourait l’exil et la confiscation d’une partie de ses biens. La confiscation prit une teinture fiscale sous l’Empire, l’aerarium (trésor public de Rome) et le fiscus (trésor particulier des Empereurs) étant souvent confondus ; on nomma un procurator fisci chargé de la vente des biens confisqués. La confiscation générale, celle qui va nous occuper ici, était appliquée dans les législations primitives, et l’occupation romaine poursuivit son application, en raison de la condition juridique des terres provinciales, dont la jouissance était réputée avoir été concédée par le Prince. Dans l’ancien droit français[44], les coutumes subordonnaient la confiscation à la peine prononcée ; le crime qui était uniformément puni de confiscation, en droit écrit comme en pays coutumier, était le crime de lèse-majesté, qui comprenait tous les crimes contre la chose publique : lèse-majesté divine (sacrilège, hérésie…) ou humaine, au premier chef (attentat contre le souverain, contre l’Etat, rébellion, intelligences avec l’ennemi) et au second chef (désertion, fabrication de fausse monnaie, falsification du sceau royal…). Dans ces cas, les biens étaient confisqués au profit du roi. La confiscation dans d’autres cas que ce crime particulier, courante dans les coutumes, était ignorée dans les pays de droit écrit.
On connaît des exemples célèbres de groupes qui furent victimes de confiscations au cours de l’histoire, comme les Juifs entre le XIIe et XIVe siècle. Dans ce cas la confiscation fut motivée par des raisons fiscales ; les rois de France justifièrent des confiscations par le paiement de rentes perpétuelles à la charge du Trésor, la rançon d’un roi prisonnier, la fortification des frontières, l’entretien des hôpitaux et les frais de justice. A l’époque féodale, quand les rois effectuaient des confiscations sur les terres d’un seigneur, ils devaient les remettre sous un an à ce seigneur ou à quelque personne capable de s’acquitter des devoirs féodaux, pour ne pas être vassal de son vassal, d’où l’origine de la pratique de leur redistribution[45]. Cette pratique, fort impopulaire, se rapprochait de celle qui avait cours sous l’Empire romain, que les delatores réclament et obtiennent une partie des biens du condamné. Au XVIe siècle, les dénonciateurs des hérétiques se voyaient réserver le quart des biens confisqués sur ceux-ci. Jean Bodin, sur cette pratique qu’il jugeait inadmissible, pouvait dire :
« Le droit des confiscations est l’un des plus grands moyens qui fut onques inventé pour faire d’un bon prince un tyran »[46].
A plusieurs reprises (1453, 1535, 1539, 1560, 1579) des ordonnances et édits royaux légiférèrent pour tenter d’interdire les réclamations de biens confisqués, mais, comme l’observe Ehrhard, la répétition de telles mesures prouve qu’il était difficile de contenir les cupidités. Guy Coquille, quant à lui, affirme :
« Il n’y a point de plus violents et plus dangereux solliciteurs contre les misérables accusez que ces infames confiscataires qui, semblables à des corbeaux croassant, aboyent de faim et d’avarice après la curée »[47].
Ehrhard observe que c’est seulement à l’époque contemporaine que la confiscation sera séparée de toute préoccupation fiscale et pécuniaire.
D’après le droit de la guerre, étudié au XVIIe siècle par Grotius[48], le vainqueur a le droit de s’approprier ce qui a été pris sur l’ennemi lorsque la guerre est faite « dans les formes » :
« Selon le droit de nature, on acquiert par une guerre juste autant de choses prises qu’il en faut pour égaler la valeur de ce qui nous est dû et que nous ne pouvons avoir autrement, ou pour châtier l’ennemi en lui causant un dommage proportionnel à la peine qu’il mérite ».
De ce droit, les justifications sont d’abord bibliques (Abraham donne à Dieu la dîme du butin pris sur les cinq Rois ; les tribus de Ruben et de Gad remportent justement le butin sur les Ituréens qu’ils ont vaincus, et sont approuvés par Dieu…). Ensuite, selon le droit des gens, tous ceux qui combattent dans les formes acquièrent la propriété de ce qu’ils ont pris à l’ennemi : Xénophon, Platon, Aristote, ont admis ce droit comme une sorte de convention générale ; dans Tite-Live, le général Marcellus avait pris son butin sur les Syracusains « par droit de Guerre ». Les Institutes l’admettent[49]. La possession vient du fait seul ou de la prise de possession ; pour ce qui est des terres, une possession durable en temps de guerre fonde davantage le droit de propriété, d’autant plus si elle est accompagnée de grandes forces. Des mêmes règles découle qu’on ne saurait s’approprier les biens appartenant à des gens qui ne sont ni les sujets de l’ennemi, « ni animez du même esprit que lui contre nous ». Pour Grotius, les biens, une fois pris à l’ennemi, n’appartiennent pas à ceux qui les ont pris, mais son déclarés « res nullius », c’est-à-dire qu’ils n’appartiennent à personne en particulier, et donc au général. Les terres prises sur l’ennemi sont du domaine public selon les jurisconsultes ; quant aux biens meubles, si la personne qui prend possession n’agit pas au service du public, les prises lui reviennent. A l’époque romaine, deux pratiques se sont observées : l’une, montrée par Grotius comme juste, de vendre tout ce qui était saisi sur l’ennemi et de verser la recette au trésor public ; l’autre, montrée comme injuste, de tout laisser à la disposition du général d’armée. Dans ce dernier cas le général prenait ce qu’il voulait. Cette chose fut constamment dénoncée, mais ses défenseurs arguaient :
« Qu’ils avoient agi en cela conformément au bien public, afin que les soldats qui s’étoient trouvez à l’action fussent animez par cette recompense de leurs travaux à aller plus courageusement aux coups dans d’autres occasions, comme le remarque expressément Denys d’Halicarnasse ».
Les prises de guerre appartiennent cependant « premièrement et directement au peuple ou au chef du peuple », qui peut les distribuer à certaines personnes ou à certains groupes ; dans le cas des nations où seule une partie du peuple prend part à la guerre, l’usage a été de distribuer une partie du butin à ceux qui ont combattu pour les dédommager de leurs maux et pertes.
Dans la France du XVIIe siècle, selon un usage remontant aux origines de la monarchie, faisant partie des lois non écrites mais reconnues par tous, le souverain recevait les biens confisqués aux criminels de lèse-majesté, comme aux hérétiques, aux sodomites, aux coupables de duel (après l’interdiction du duel le 6 février 1626 par Richelieu). La confiscation avait théoriquement lieu le jour même du délit. Deux exemples célèbres ont été étudiés, à une date déjà ancienne (1969), le cas des biens des protestants fugitifs dans les années 1629-1641, et les biens de « ceux qui suivent la reine mère et le duc d’Orléans » lors des guerres entre Louis XIII et Marie de Médicis qui suivent la journée des dupes. Au fil des conflits, Louis XIII faisait déclarer ses opposants criminels de lèse-majesté ; Danielle Gallet-Guerne a fait observer que les commissaires de la Chambre du domaine ont alors constitué une sorte de « cous-commission » spécialisée dans la prononciation des confiscations de biens et dans le jugement des affaires qui s’y rapportent. On y trouve des conseillers du roi et des maîtres des requêtes. La chambre suit le roi dans ses expéditions. Ces biens sont acquis et confisqués « à Sa Majesté » « pour en disposer suivant son bon plaisir ». La chambre examine des requêtes de particuliers qui peuvent dénoncer les coupables et espérer obtenir les biens en question, s’ils les demandent au roi. La chambre enregistre ensuite les lettres patentes ; ainsi, les bénéficiaires sont en majorité des fidèles qui suivent le souverain, et les clients de ces fidèles[50]. Au moment où les biens sont confisqués, le receveur du domaine en fait la recette dans le compte qu’il rend à la Chambre des comptes. Les créanciers conservent leurs droits sur ces biens pour le paiement de leurs dus, d’où la nécessité pour les receveurs du domaine ou les seigneurs haut-justiciers de faire dresser un inventaire, afin de ne pas être poursuivis au-delà des biens. Dans le cas des duels, d’après nos recherches pour les années 1640, il semble que Louis XIII ait chargé plusieurs secrétaires d’Etat d’expédier les dons de ces biens, selon une organisation qui n’est pas encore clairement établie. Cela passe par la forme diplomatique simple du brevet, un acte daté du quantième, dont la force est moindre que celles des lettres patentes, et qui est utilisé de façon très habituelle par le monarque pour faire don de petites pensions sur l’épargne, de biens meubles, de bijoux, à des particuliers. Ces brevets sont dressés avec une constance ininterrompue, et on en trouve de nombreux exemples dans les archives du secrétaire d’Etat de la guerre. On citera quelques cas épars et plus ou moins choisis au hasard au milieu d’une très longue liste : en 1646, le don au maréchal de Schomberg des biens meubles et immeubles ayant appartenu à feu Charles de Pannisson, « confisqués au roy » (selon la formule) « pour crime de duel »[51] ; l’année suivante, le don à Nicolas de Bellièvre, premier président au Parlement de Paris, fils de l’ancien chancelier Pomponne de Bellièvre, des biens ayant appartenu à Joseph de Coutances, sieur de Baillon, qui lui est bien vivant, ayant survécu au duel, mais voit tous ses biens également « confisqués au roy »[52]. Plus tard, la révocation de l’Edit de Nantes entraînera un nouveau mouvement de confiscation massive des biens des religionnaires, qui verra même l’installation d’une régie générale après 1699, en place jusqu’à la Révolution[53]. Pour les autres crimes, la confiscation est faite au profit du roi pour les biens situés dans l’étendue des justices royales, au profit des seigneurs haut-justiciers pour ceux situés dans l’étendue de leur haute-justice. Mais il est toujours loisible au Roi d’octroyer sa grâce, à son détriment ou au détriment du seigneur haut-justicier, et de remettre les biens confisqués au condamné ou à ses parents. Pour les crimes moins graves, la confiscation n’est qu’une peine annexe qui ne peut être exécutée une fois que la peine principale l’a été ; et on ne peut pas condamner à la confiscation un contumax.
Mais le contexte de guerre après la déclaration de 1635 donne un autre relief à la question des confiscations, si ordinaire dans le cas des crimes « atroces », et qui se rattache désormais directement aux très nombreux fronts, conquêtes et reconquêtes successives, qui compliquent la géographie des souverainetés et des frontières. Un projet d’édit de Louis XIII, probablement réalisé à Péronne au même moment que la signature du traité d’union avec les Catalans, montre la prise de conscience de la question par la monarchie.
« Louis etc. A tous ceux etc. Salut.
Ayant esté bien informé que dans les places et provinces conquises par nos armes, depuis la presente guerre, la pluspart des domaines, terres, bois, et autres choses qui nous sont escheues, et nous ont esté acquises et confisquées par le droict de la guerre, comme ayants apartenu a noz ennemis declarez, et a ceux qui ont suivy et sont demeurez dans leur party, sont detenus par des personnes qui en ont obtenu don par surprise et contre notre intention qui n’a esté d’accorder le dit don qu’a ceux qui nous ont servy dans nos armees, aux sieges desdites places et autres occasions ou ilz ont exposé leur vie pour notre service, et voullans remedier a un abus de cette consequence, sçavoir faisons que nous pour ces causes, et autres bonnes considerations a ce nous mouvans, nous avons dict, declaré, et ordonné, disons, declarons et ordonnons par ces presentes signées de notre main, voullons et nous plaist que tous les dons qui ont esté expediez depuis la presente guerre, desdits domaines, terres, maisons et autres biens immeubles generallement quelconques, a nous acquis et confisquez par le droict de la guerre, dans les villes et provinces conquises par noz armees, soyent raportez dans un mois du jour de la publication des presentes, pour tout delay ez mains du secretaire d’Estat ayant le departement de la guerre, pour veriffier si ceux qui les ont obtenus sont de la qualité susdite, et avec certiffication de luy confirmative de notre intention, en ledit temps d’un mois passé nous avons declaré et declarons lesdits dons nuls, et de nul effect et valleur et dès a present comme pour lors si avons cassé et revocqué, cassons et revocquons par ces presentes tous les brevez et letres patentes qui en avoyent esté expediees ensemble aux particuliers (…) ; que les donataires seront tenus de faire enregistrer au greffe de la jurisdiction des lieux ou les choses donnees seront situées deux mois apres ladite publication des presentes, sur peine de nullité, voullons qu’a faculté de ce dit, le dit temps de deux mois estant expiré, lesdits juges saisissent et mettent en notre main lesdits domaines et biens et immeubles chacun en leur ressort, et establissent commissaires au regime et gouvernement d’iceulx pour en rendre compte quand et ainsy qu’il sera par nous ordonné a peine ausdits juges d’en respondre en leur propre et privé nom. Si donnons ce mandement a noz amez et feaux les gens tenants chambre des comptes a Paris, presidents, et tresoriers generaux de France, aux bureaux de noz finances estant a Amiens et Challons, et tous autres noz officiers appartiendra que ces presentes ilz ayent a faire lire et enregistrer et le contenu en icelles garder et observer selon la forme et teneur, sans y contrevenir ny permettre qu’il y soit contrevenu en aucune maniere. Car tel est notre plaisir. En tesmoing de quoy nous avons faict mettre notre seel a cesdites presentes »[54].
Les précisions géographiques insérées dans le texte montrent son lien intime avec l’actualité directe du moment : le roi est présent à Péronne et dans sa région, sur le front de Picardie, région dépendant des bureaux des finances d’Amiens et de Châlons – front même où, en 1636 avait eu lieu la disgrâce de Corbie face à l’armée espagnole. Plusieurs mentions s’imposent immédiatement : tout d’abord, la confiscation des biens des ennemis « par le droict de la guerre » – c’est ce que nous avons commenté plus haut en étudiant la doctrine de Grotius, qui est alors connue et tenue pour une référence par les cours européennes ; cette confiscation s’imposant « a ceux qui ont suivy et sont demeurez dans leur party », donc, de façon implicite, des Français qui auraient aidé les ennemis lors de leurs opérations militaires, et qui pourraient posséder des biens en terres françaises et/ou conquises par les armes française. Autre point important, l’existence notée de personnes ayant obtenu le don de ces biens « par surprise », c’est-à-dire selon les cas imaginés par le juriste hollandais, donnés par les chefs militaires ou tout simplement pris d’autorité. Mais l’essentiel est la déclaration d’intention du roi qui est contenue dans cet acte : les donations de facto ont été faites « contre notre intention qui n’a esté d’accorder le dit don qu’a ceux qui nous ont servy dans nos armees, aux sieges desdites places et autres occasions ou ilz ont exposé leur vie pour notre service », ce qui montre la volonté d’utiliser les biens confisqués pour récompenser de façon rationnelle et préconçue des personnes ayant directement participé aux opérations, la distribution devant se faire par les mains du roi. Mais sur cette dernière notion même, le projet d’acte dénote toute la complexité et l’ambiguïté de la situation : le roi revendique son pouvoir sur les confiscations faites par droit de guerre, mais il n’exclut pas que certaines expéditions injustifiées de brevets et lettres patentes aient pu être faites par ses propres secrétaires. Il les casse et les révoque, mais il demande tout de même aux bénéficiaires de faire vérifier leurs dons auprès du secrétaire d’Etat de la guerre, signe probable que l’annulation totale n’était pas réalisable dans les faits, et qu’on se contentait en l’occasion d’une simple mise en garde prudente et bienveillante, en espérant que les personnes concernées veuillent bien retourner vers le roi.
Dans la suite des années 1640, la poursuite des opérations continue à justifier des décisions royales pour la distribution des confiscations. Elles sont de deux types : d’une part, les dons des biens confisqués pour cause de guerre ; d’autre part, des mesures pour mieux connaître ces confiscations et réprimer les abus qui pourraient en résulter. En 1645, on note par exemple un brevet de don en faveur du comte de Grancey (Jacques Rouxel, 1603-1680), fidèle de Louis XIII nommé gouverneur de Gravelines en 1644, de « tous les biens qui se trouveront avoir appartenu au roy d’Espagne et à ses sujets dans l’etendue du gouvernement de Gravelines, forteresses et pays en dependants »[55]. La même année, un autre en faveur de M. de Castelnau, gouverneur de Bourbourg, « de tous les biens situez en l’estendue de la chastelenie dudit Bourbourg ayant partenus aux particuliers qui se sont retirez dans le pasy ennemi confisquez au roy en consequence de la déclaration de la guerre »[56]. Il semble que les intentions générales exposés dans le projet d’acte de 1641 se soient définies avec plus de précision : récompenser « ceux qui nous ont servy dans nos armees, aux sieges desdites places… » signifie clairement récompenser les gouverneurs des places situées au milieu du théâtre d’opérations, à la fois pour augmenter leur pouvoir dans la région, mais aussi pour leur donner moyen d’entretenir la garnison et de refaire les fortifications si besoin. Début 1646, on trouve un nouvel acte, cette fois expédié semble-t-il, d’ordonnance du roy pour la recherche du domaine royal et biens confisqués dans les gouvernements des places nouvellement conquises en Flandres et Artois[57] : il s’agit d’un ordre pour que l’intendant d’armées, Gombault, s’informe de la consistance et de la valeur des biens en question auprès des baillis qui font les fonctions de procureur du roi dans chaque justice. Dans cette ordonnance, on voit une interdiction aux gouverneurs des places de prendre une portion du domaine et des biens confisqués, s’ils n’en ont donation expresses du roi par lettres patentes contresignées de l’un des secrétaires d’Etat. Suivent des lettres à Gombault et au maréchal de Gassion pour tenir la main à l’exécution de cette ordonnance, et pour amener les gouverneurs des places conquises à assister l’intendant dans sa recherche et à se séparer de la possession qu’ils pourraient avoir prise dudit domaine… Cette décision se rattache directement aux exemples de donations faites aux gouverneurs et décrites plus haut : l’essentiel, en l’occurrence, est qu’elles soient faites par le roi, et non prises de façon unilatérale. On voit aussi que c’est un intendant qui est chargé de l’inspection et la « recherche » de ces confiscations. Les intendants sont fréquemment chargés de ce type d’enquête, comme on le voit bien dans l’ouvrage de Douglas Clark Baxter : les années 1630-1640, particulièrement après 1643 et la nomination de Michel Le Tellier au secrétariat d’Etat de la guerre, sont cruciales pour l’installation de cette institution relativement récente (née au siècle précédent), et qui est parfois mal acceptée par les gouverneurs, issus de la noblesse d’épée, malgré les quelques nuances que l’on peut apporter à cette considération[58].
La Catalogne a la particularité de présenter, entre 1642 et 1652, tous les effets de la situation politique de la France à l’époque : direction des affaires militaires et politiques de la province confiées à Michel Le Tellier ; présence sur place d’une noblesse liée aux clientèles de cour ; de nombreux intendants et maîtres des requêtes qui exercent l’essentiel des fonctions gouvernementales (mission de Nicolas Fouquet à Lleida en 1646, mission de Jean-Baptiste Colbert à Perpignan et Barcelona en 1649, intendance de Simon Arnauld – futur de Pomponne – en 1651, etc.) ; et d’un personnage dont la stature et la profondeur intellectuelle vont nous occuper tout au long de notre recherche : Pierre de Marca (1594-1662), évêque de Couserans et ancien président du Parlement de Navarre, protégé du chancelier Séguier, connu pour sa grande culture historique et juridique (il est l’auteur d’une Histoire du Béarn), qui va exercer de 1644 à 1651 la fonction de visiteur général en Catalogne et, à travers de son abondante correspondance avec Le Tellier, donner des clés essentielles pour comprendre la société catalane de cette époque. Tous ces éléments « français » se superposent à des élites catalanes déjà en place avant 1640 ou bien nées de la révolte, elles aussi très variées par le milieu, l’éducation et les ambitions. Leur point commun à tous est précisément ce lien avec la faveur royale. On a pu voir plusieurs fois combien les efforts des nobles catalans pour obtenir des places à la cour de Madrid, ou plus encore les charges à nomination royale en Catalogne, étaient puissants et réitérés ; combien ils participaient à leur ressentiment contre la Castille, et sans doute à l’implication de certains dans la Junta de Braços de 1641 et dans les premières années du gouvernement français. Les confiscations de Catalogne française prennent une signification précise dans ce contexte politique, et ô combien humain. Elles existent en raison du contexte de guerre entre la France et l’Espagne, c’est un fait, mais elles ont la particularité de ne pas être l’effet du droit de guerre, à la différence de celles que nous commentions ci-dessus, mais plutôt de la procédure traditionnelle contre les criminels de lèse-majesté : elles sont prononcées contre les ennemis de Louis XIII. Avant de commencer nos recherches, la première question a donc été pour nous de savoir comment ces élites catalanes allaient se comporter entre 1642 et 1652, d’une part au contact des gouvernants et des militaires français qui apportent leur propre expérience du pouvoir ; d’autre part, face à la perspective d’un afflux de récompenses disponibles et, par là, productrices de conflits et de rivalités entre les Catalans mêmes. Qui allait en être le bénéficiaire, si tant est qu’il dût y en avoir ? Comment les deux normes juridiques, les deux conceptions politiques allaient-elles réagir l’une par rapport à l’autre, au cours de cette expérience originale de dix ans ? Comment le pouvoir, qu’il soit français ou catalan, allait-il surmonter l’importante tension entre respect des normes de droit, opportunisme social et domination politique ?
La classe politique catalane à laquelle appartiennent les acteurs de l’année 1642 est bien connue. Leurs rôles respectifs en 1640 et 1641 ont été abondamment étudiés et revus. Mais après le ralliement de certains d’entre eux à la France, on entre dans une période assez floue. En 1991, Eva Serra considérait que « l’histoire politique du pays après la bataille de Montjuïc est peu connue »[59]. Force est de constater, vingt-trois ans après, que les choses n’ont guère changé. Les biographies habituellement répandues de Francesc de Tamarit, de Ramon de Guimerà, de Josep Fontanella, s’arrêtent bien souvent en 1641 et le mystère plane sur leur devenir après cette date. Un petit rappel historiographique s’impose afin de montrer au lecteur sur quelle base, à la fois incomplète, piégeuse, mais très incitative, nous devions partir pour tenter de dégager des axes de recherches et de vraies problématiques. En plein conflit, les remous ont été nombreux, et il nous appartiendra d’y revenir en détail en examinant l’impact de la question des confiscations sur l’opinion publique du temps. Les écrits de l’époque sont a priori suspects : par le concept de guerre juste, l’ennemi est dénoncé dans ses prétentions, et ses actions sont mauvaises. Le type même de ces écrits est le livre publié en 1646 par le comte de Peralada, Ramon Dalmau de Rocabertí, lui-même exilé catalan favorable à l’Espagne et opposant de base au pouvoir français : Presagios fatales del mando francés en Cataluña, sous-titré : « De las personas que han pospuesto vidas, haciendas, hijos, estados, dignidades y puestos para cumplir con su innata fidelidad ». Dans un tel contexte, il n’est pas étonnant de voir les confiscations de l’ennemi montrées comme une injustice fondamentale, puisque précisément cet ennemi mène une guerre injuste ; l’auteur y donne une très longue liste de personnes ayant souffert de confiscations en Catalogne, comme pour montrer l’importance numérique de partisans d’Espagne et noircir encore plus l’image de la France par le nombre de nobles de haute lignée qui y figurent. Parmi les Catalans resté dans l’obéissance de la France, la production de propagande et de pamphlets est nombreuse, ce qui sera abordé dans le corps de notre étude. Quelques rares journaux et écrits du for privé nous sont parvenus, qui ont fait l’objet d’une attention accrue de la part des historiens. La vision immédiate qu’ils donnent des confiscations n’est pas historique, mais issue de l’immédiateté des événements. Ainsi la chronique de Miquel Parets (1610-1661), tanneur de Barcelona, De molts successos que han succeït dins Barcelona i molts altres llocs de Catalunya dignes de memòria, parle du dégoût final, au moment du siège de Barcelona avec les immenses épreuves afférentes (peste, famine…), du peuple catalan pour la répartition des confiscations entre les membres les plus riches de la société.
« Le Conseil des Cent était arrivé à un tel état que personne ne pouvait dire ce qu’il pensait, sinon, avec violence, on violentait [sic] le cœur des hommes ; ils ne devaient dire que ce qui plaisait aux gros et à ceux du gouvernement, autrement ils étaient malmenés et menacés par de nombreux autres ; et voilà la cause de tout cela : beaucoup s’étaient appropriés des biens confisqués, d’autres des offices royaux, dont ils s’acquittaient mal ; et à cause d’eux, tout le peuple continuait à souffrir »[60].
Une fois la chaleur des évènements passés, et terminée la longue suite des guerres franco-espagnoles (qui devait durer jusqu’en 1714), la question semble être tombée peu à peu dans l’oubli. Jusqu’au XVIIIe siècle, même, on ne la trouve mentionnée que dans des documents d’archives, judiciaires surtout dans le cas des procès interminables pour la possession des terres et seigneuries, ou diplomatiques, notamment lors des conférences de Figuères dans les années 1660 dont le but était d’organiser à l’amiable la restitution des biens confisqués pendant la guerre, telle qu’elle avait été finalement accordée dans le traité des Pyrénées. A côté de ces procès, la mémoire orale ou le souvenir transmis demeuraient toutefois : les célèbres Anales du barcelonais Narcís Feliu de la Penya (1709), qui ont été jusqu’au XIXe siècle avancé l’une des seules sources disponibles sur la guerra dels Segadors. On y lit des jugements de divers ordres, qui peuvent se résumer simplement par la citation suivante :
« Les Catalans, dégoûtés par les Français, s’y affrontèrent plusieurs fois : par peur, les Français décidèrent de former des procès, de condamner plusieurs au garrot, de prononcer des exils et de confisquer des biens, avec quoi ils finirent par perdre le peu qui restaient affectionnés par intérêt, toute la Catalogne voulant alors, avec impatience, retourner à son seigneur naturel »[61].
Ces lignes ont été écrites par un austrophile convaincu (partisan de la maison d’Autriche dans la guerre de Succession d’Espagne), et les évènements des années 1650-1650 y sont montrés comme une nécessaire progression vers le retour de la Catalogne à l’obéissance des Habsbourg. Qu’elle soit sociale ou politique, l’appartenance déterminait en large partie la vision de l’histoire des années 1640, les confiscations ne faisant pas exception à cette règle.
Durant tout le XIXe siècle, on a une historiographie catalane décidément dominée par la construction d’une identité nationale et politique catalane, d’un côté, ou espagnoliste, de l’autre, tendances encore pénétrées des luttes du XVIIIe siècle entre la maison de Bourbon et la maison d’Autriche pour le trône d’Espagne, et influencées par la popularité du romantisme. Les espagnolistes s’efforcent de montrer l’unité ibérique déterminée par l’histoire et, selon A. Simon i Tarrés, cette vision de l’histoire pénètre certaines couches de la bourgeoisie barcelonaises engagée dans des négoces internationaux ; la Renaixença, mouvement littéraire et intellectuel teinté de romantisme, se retrouve notamment dans un discours conservateur et espagnoliste. En règle générale, l’historiographie du siècle (noucentista) accorde une grande place aux anciennes institutions catalanes abolies par les Bourbons en 1716 par le décret de Nova Planta, comme exaltation d’un âge d’or d’indépendance et de fédéralisme. Elle s’intéresse particulièrement à l’histoire médiévale de la Catalogne, dont la mode est lancée par la littérature, sur le modèle de Walter Scott, jusqu’au théâtre ; cet intérêt consacre aussi un certain oubli, voire un rejet de l’histoire moderne, plus conflictive, plus révolutionnaire. Mais l’histoire de la Catalogne est rapidement réorientée vers un déterminisme alors très à la mode, montrant à travers les siècles la constance de la « lutte d’un peuple pour la liberté », la Catalogne représentant « le temple de la liberté constitutionnelle en Europe »[62]. Les révoltes de 1640 et de 1705 sont donc interprétées comme une lutte contre l’absolutisme et le despotisme, et l’historiographie « romantico-libérale catalane » mythifie les figures de Pau Claris et de Rafel Casanova (le second héros catalan pendant la guerre de Succession d’Autriche). La première biographie de Pau Claris, due à Josep Coroleu, historien et homme politique, justifie la révolte de 1640 : « pour Philippe IV, il n’y avait pas de Catalans, d’Aragonais, d’Italien, de Flamands ni d’Américains [sic], il n’y avait que des gens à soumettre »… La revendication d’un catalanisme démocratique, républicain et populaire, apparaît davantage dans les années 1870, récupérant l’aspect populaire des révoltes : après l’historien Roca i Farreras, pour qui l’histoire des révoltes populaires était plus importante que celle des rois et des batailles, celles des brassiers que celle des nobles et des prélats, Ferran de Sagarra déclare en 1931 dans son livre La unitat catalana de 1640 : « Ce fut tout le peuple, sans distinction d’état ni de classes sociales, qui s’unit pour la défense des droits et libertés de la terre. Nobles, plébéiens, riches et pauvres, laïques et ecclésiastiques, tous rivalisèrent à cette défense, constituant une véritable union sacrée, par la lutte et le sacrifice de soi, pour lutter pour la patrie opprimée » ; il concluait sur la nécessité d’instaurer une république catalane. Antoni Rovira i Virgili (auteur d’une Història de Catalunya en 1938) est l’exemple plus notable de récupération de la lutte contre l’absolutisme attribué aux anciennes institutions catalanes dans une lecture des évènements contemporains. En 1937, en pleine guerre civile, dans un article sur le Corpus de Sang, il ose une comparaison entre Olivarès et Franco, le premier étant un « précurseur de l’armée mercenaire du fascisme espagnol ». Pour un autre historien, Ferran Soldevila (Història de Catalunya, 1935), les évènements de 1640 s’expliquent par une « dénationalisation » (« desnacionalització ») débutée au XVe siècle avec l’arrivée de la dynastie castillane des Trastamare, continuée de façon pacifique par Charles Quint et Philippe II, mais violente par Philippe IV[63]. Le devenir de la Catalogne après 1640-1641, et particulièrement la décennie de « Catalogne française », a peu intéressé ces historiens, chez lesquels nous avons cherché en vain des allusions aux confiscations des Français, même pour les dénoncer. Le peu d’intérêt pour les années 1642-1652 allait être un signe distinctif de l’historiographie catalane jusqu’au milieu du XXe siècle, sans doute car l’interprétation des évènements de ces années-là était beaucoup plus complexe et rétif à la récupération par le discours nationalistes : les Catalans qui étaient restés dans le Principat avaient accepté la domination de Louis XIII, et aucune révolte de type républicain n’est documentée pendant cette période.
Significativement, c’est plutôt du côté de l’historiographie française qu’il faut chercher les premières mentions de la question des confiscations en Catalogne, et d’une façon apparemment surprenante que nous allons expliquer. Il faudra attendre la figure de Pierre Vilar (1906-2003), arrivé à Barcelona pendant la guerre civile et auteur dans les années 1950 de plusieurs ouvrages consacrés à la Catalogne, pour voir des historiens français se spécialiser dans l’histoire générale de ce territoire. Mais certains ouvrages plus anciens ont abordé en détail la guerre entre la France et l’Espagne au XVIIe siècle, considérant de façon spécifique l’histoire du Roussillon. Cette focalisation est simple à comprendre : définitivement annexée à la France en 1659, la province ne cessa depuis de faire partie du royaume (intendance de Roussillon-Comté de Foix jusqu’à la Révolution, puis département des Pyrénées-Orientales jusqu’à aujourd’hui). Son identité catalane, dont des recherches récentes ont montré l’ampleur[64], n’a pas toujours été évidente et a soulevé beaucoup d’interrogations dès le XIXe siècle. La date de 1659, douloureuse pour le Principat mais pas insurmontable (la province ayant continué son destin dans la monarchie espagnole après cette date), est fondamentale pour le Roussillon, d’où la nécessité précoce, pour les historiens locaux, de comprendre les évènements liés à cette date. On doit à un groupe d’érudits d’une qualité certaine, réunis autour de la société savante de Perpignan (Société Agricole, Scientifique et Littéraire des Pyrénées-Orientales), plusieurs travaux consacrés aux années 1650-1670, présentant des faits jusqu’alors inédits, comme les confiscations, dont l’importance aurait dû intéresser les historiens de l’autre côté des Pyrénées. Ces découvertes sont dues à plusieurs facteurs concrets. D’une part, l’exil en Roussillon d’une partie des élites catalanes qui avaient soutenu les Français entre 1642 et 1652, et qui bénéficièrent de la part de Louis XIV, pour les dédommager des biens qu’elles avaient perdu du côté (redevenu) espagnol, d’une grande partie voire de la totalité des biens des Roussillonnais qui avaient décidé de servir Philippe IV dès avant 1642, après cette date, ou par espoir d’un retour de la puissance espagnole, en 1652. D’autre part, la présence à Perpignan de très riches fonds débutant à la création du Conseil souverain de Roussillon (1660) a également déterminé ce « tropisme ».
La question a donc davantage intéressé ces érudits dans la période 1660-1670, temps d’ « intégration » du Roussillon à la monarchie française, chère, dans sa dimension de « francisation », à ces individus généralement pénétrés du sentiment nationaliste (à l’instar de leurs lointains homologues barcelonais). En effet, durant cette période, plusieurs conspirations ont secoué la province, à l’initiative d’anciennes familles de la noblesse dont la fidélité à la France était douteuse (les Banyuls, les Descallar…) ; à la suite des procès faits aux traîtres, leurs biens avaient été confisqués et donnés à des pro-français très en vue. Le phénomène, très ancien et sans signification politique particulière (chaque roi confisquait les biens de ses adversaires, que ce soit le roi d’Espagne ou le roi de France), s’était reproduit en 1667-1667, en 1669, en 1674… et il allait encore le faire à plusieurs reprises. Autant d’occasions de développer des discours soit monarchistes, soit républicains. Les confiscations, dans ce contexte, étaient lues comme un facteur de francisation et de substitution délibérée d’une élite à une autre par le moyen de la possession de la terre. Les historiens de cette période, Henry dans les années 1830[65], puis plus tard, dans les années 1880, le président Aragon, premier érudit à avoir exploité les immenses archives du Conseil Souverain[66], se sont donc penchés avant tout sur ces évènements datant d’après l’annexion, laissant un vide assez criant pour la période 1640-1652. Henry, dans son Histoire du Roussillon[67], premier monument du genre, consacre un très court passage aux confiscations de ces années-là, lors du voyage de Louis XIII en Roussillon au cours du printemps 1642 :
« La députation, qui ne devait remplir ses fonctions que sous les yeux du roi, quand il se trouvait dans la province, s’était empressée de quitter Barcelone et de se rendre auprès de Louis XIII, dès que ce prince fut entré en Roussillon : sa résidence fut fixée à Thuir le 23 mai. Par la même raison l’audience royale alla s’établir à Pézilla, où elle débuta par ordonner la confiscation des biens de tous les Roussillonnais qui avaient quitté le pays pour se rendre en Espagne ».
Cela semble la première mention attestée de la question dans l’historiographie moderne. Malheureusement l’auteur ne cite pas sa source ; et nous n’avons trouvé nulle part ailleurs de référence aussi précise au traitement des confiscations par l’Audiència Reial, tribunal suprême de Catalogne, à ce moment-là. Pour les années 1640-1650, il passe très rapidement sur les évènements politiques et se livre à un résumé des faits militaires, ne mentionnant plus une seule fois les confiscations de Catalogne. Et dans le passage précité, on remarque encore une fois le « tropisme » roussillonnais : la confiscation ordonnée en 1642 ne concernerait que les « biens de tous les Roussillonnais qui avaient quitté le pays pour se rendre en Espagne », affirmation erronée si on considère que le Roussillon faisait jusque-là partie de la monarchie de Philippe IV, et que les exilés n’avaient pas l’impression de passer « en Espagne ». Gazanyola, auteur d’une autre histoire du Roussillon très intéressante pour la période de Louis XI, passe en quelques lignes du siège de Perpignan en 1642 à 1652[68]…
Un fait a dû être conséquent dans la redécouverte par les historiens de l’existence de confiscations en Catalogne. Julien Bernard Alart (1824-1880), ancien professeur d’histoire nommé archiviste du département des Pyrénées-Orientales en 1862, entreprend jusque dans les années 1870 la publication de l’inventaire sommaire de son dépôt. Il ne pourra pas achever cette entreprise qui sera continuée par ses successeurs, mais la publication du tome consacré à la série B (aujourd’hui 1 B), celle de la Procuració Reial des comtés de Roussillon et Cerdagne[69], institution chargée de gérer le patrimoine royal, projette sur le papier de façon assez exhaustive le contenu des anciens registres, et donc les transcriptions d’un grand nombre d’actes de donation de confiscations en Roussillon après 1652. Là encore, la période 1642-1652 n’y est que très peu représentée, puisque peu de dons faits entre 1642 et 1652 concernaient le Roussillon, et Alart ne s’est pas personnellement intéressé à cette question, se contentant de noter les références contenues dans les registres pour en faciliter l’accès au chercheur. Mais quelques actes, quoique peu nombreux, avaient été faits avant 1652 et, au titre de l’existence, ils figuraient dans cet inventaire. Tout cela attendait sagement l’arrivée d’un chercheur. Les inventaires d’Alart trouvèrent dans la première décennie du XXe siècle, avant la guerre de 1914-1918, un premier amateur qui dut passer des mois, voire des années à les consulter et à en réorganiser l’information. L’abbé Jean Capeille (1872-1935) commença en 1897, dans la décennie qui suivit la publication des premiers inventaires des Archives des Pyrénées-Orientales, à écrire des articles dans diverses revues locales, s’intéressant particulièrement, à partir de 1903, à écrire la biographie de personnalités oubliées du Roussillon ou de contemporains décédés. Après une multitude d’articles et de fascicules, dont quelques monographies familiales où il fait des allusions éparses au problème des confiscations et, c’est à signaler, donne un nouveau relief aux évènements oubliés des années 1640[70], son travail fut couronné par la publication en 1914 du Dictionnaire de biographies roussillonnaises[71], qui reste jusqu’à aujourd’hui le seul du genre pour la période allant jusqu’à la Révolution française[72]. Pour les personnages des années 1640-1650, ce livre se présente, en large partie, comme un compendium des références données par Alart dans son inventaire. Toutes les figures marquantes de l’époque – Sagarra, Fontanella, Trobat, Margarit, ou leurs « adversaires » responsables des révoltes des années 1660-1670, les familles de Banyuls, Descallar, de Llar, y apparaissent longuement, avec des références répétées aux confiscations/réattributions dont ils ont été victimes. Il s’agit du premier travail sérieux et référencé accordant une place aussi importante aux confiscations. Quelques limites importantes, toutefois : comme il s’agit d’un dictionnaire, on ne peut dégager de cette myriade de références ni une vue plus élevée des évènements ni d’interprétation générale de la question. Elle est envisagée d’une façon érudite, et non historienne. Ajoutées à cela, quelques erreurs – sans doute de transcription – qui donnent parfois des résultats très désopilants. Enfin, les années 1652-1670 sont, encore une fois, particulièrement éclairées, les années antérieures étant quasiment passées sous silence, même pour des personnages ayant eu un rôle déterminant dans ces années-là (Fontanella, Margarit, particulièrement).
Entre deux guerre, l’historiographie française revint davantage sur la guerre entre la France et l’Espagne, qui avait eu pour conséquence l’annexion d’une des provinces de l’ « hexagone », considérée d’un point de vue général. Charles Vassal-Reig[73], ou le marquis de Roux (membre distingué de l’Action française) ont également montré les années 1640 comme l’étape d’une marche vers la « récupération » d’une province qui devait, de toute antiquité, revenir à la France – la limite des Pyrénées étant considéré par les géographes antiques comme la limite de la Gaule. C’est en vain qu’on y cherchera une allusion aux confiscations de Catalogne.
De l’autre côté des monts, le premier décrochement de grande importance arriva dans les années 1950, aves les travaux du prêtre catalan Josep Sanabre. Personnage érudit et très pieux, il se situait à la charnière de l’érudition religieuse et monastique telle qu’elle se pratiquait jusqu’alors, et des nouvelles tendances historiographiques se développant à partir des années 1950 dans les milieux universitaires. Il fut l’un des premiers à rouvrir de façon documentée et solide le dossier de la guerra dels Segadors ; il mit l’accent sur l’importance des études et monographies locales, qui restaient encore à écrire. Il s’intéressa donc premièrement au destin d’une région pendant la guerre, l’Empordà, à travers le celui d’une famille et de ses terres : les Rocabertí, comtes de Peralada[74]. Nourri d’archives inédites, exigeant, ce travail fut par la suite abondamment cité et copié : il était l’un des premiers à rouvrir des archives difficiles à interpréter et peu exploitées, comme les documents de gestion, les livres de comptes, les actes notariés… Il redécouvrit ainsi la question des confiscations, qui avait été facilement évacuée par l’historiographie nationaliste – sur la lancée des auteurs du XVIIe siècle – comme une mesure injuste fomentée par la France pour nourrir sa domination. Il faut tout de suite préciser que Sanabre était lui-même pénétré dans une certaine mesure d’une vision nationaliste, dont il fut par la suite accusé. Ses travaux sont encore constamment mis en doute par les historiens. Cette dimension se retrouve davantage dans son grand ouvrage, publié l’année suivante, la monumentale Acción de Francia en Cataluña en la pugna por la hegemonía de Europa (1640-1659)[75]. Le titre est déjà tout un programme. Comme nous aurons très souvent recours à cet ouvrage, quelques commentaires s’imposent donc. Sanabre interprète, ainsi que le souligne récemment Josep Capdeferro[76], la confiscation des terres aux Catalans exilés à l’aune d’une manœuvre politique injuste et impérialiste, à laquelle s’opposent tous les Catalans, naturellement portés à un rejet de l’autorité française, à l’exception de quelques traîtres qui ne représentent qu’une minorité. L’attribution des confiscations le dégoûte : « c’est un spectacle déprimant, dit-il, de penser que la Catalogne fut représentée durant tant d’années par des personnes dont la mentalité était capable de croire qu’ils pourraient être transformés aussi facilement en grands seigneurs ». Voilà le jugement qu’il porte au sujet des mémoires envoyés à la cour de France par les Catalans :
« Un des moments les plus tristes de notre recherche a été de surprendre dans les archives de Paris les mémoires signés par les leaders de ce mouvement : militaires, ecclésiastiques, religieux, membres de l’Audiència, etc. Les Margarit, Ardena, Rosso, Fontanella, Vilaplana, Vergós, etc., faisant l’histoire de leurs mérites en faveur de l’incorporation de la Catalogne à la France, qui leur conféraient le droit d’être gratifiés avec les propriétés, maisons, domaines, pensions, etc., confisquées aux Catalans contraires à la France… » [77].
Le jugement est dur et catégorique, retirant tout intérêt historique à des documents qui en regorgent pourtant, mais soit. Il reconnaît déjà que « les leaders de ce mouvement » ont tous, plus ou moins, participé à la brigue des faveurs réclamées à la cour de France. Le jugement est erroné, mais l’information est absolument exacte.
Premier historien catalan, et premier historien tout court, à avoir confronté de façon systématique non seulement les fonds catalans bien connus localement comme ceux de l’Arxiu de la Corona d’Aragó, de la Generalitat, de la ville de Barcelone, mais aussi des fonds conservés à l’étranger comme les archives du ministère des Affaires étrangères, la Bibliothèque nationale à Paris, ou encore les archives vaticanes, il a pu donner une vision beaucoup plus riche et exhaustive du rôle des acteurs extérieurs. De fait, Acció de Francia en Cataluña est la première étude complète, sérieuse et factuelle, sur la guerra dels Segadors, dépassant de beaucoup la date fatidique de 1640, puisqu’il s’arrête au traité des Pyrénées. Les premières considérations générales sur les questions de faveur royale et de grâce y sont introduites. Il exhume les confiscations survenues entre 1642 et 1659 : on les découvre, de façon récurrente tout au long de l’ouvrage, beaucoup plus importantes et stratégiques que ne le disaient les histoires générales, qui les ignoraient en grande partie. Logiquement, chez lui, que le processus de confiscation commence en 1642 avec l’arrivée des vice-rois français et se poursuit au fil des exils des catalans suspects aux yeux de l’autorité française. Les confiscations sont intrinsèquement un effet de l’administration française. Nous verrons bientôt que cette dernière proposition peut être nuancée. Mais, somme toute, le travail de Sanabre a eu pour nous une immense utilité. Dans ce livre, on trouve un relevé extrêmement précis et référencé des faits dans leur déroulement chronologique. Ce procédé a été déprécié par les historiens qui ont accusé la faiblesse de ses analyses. Le fait est que, jusqu’à nos jours, il a été le seul à procéder ainsi, et à retracer si consciencieusement la période 1640-1659, ce qui donne à son ouvrage la qualité d’instrument de référence, utile avant tout autre pour le novice. Nous l’utiliserons pour tel, en commentant cependant les passages méritant débat ; pour plus de commodité, nous ferons référence à cet ouvrage par la simple indication bibliographique « SANABRE » suivie du numéro de page (dans l’édition de 1956).
La voie ouverte par Sanabre allait déboucher, des années 1950 à 1980, en Catalogne, sur un important mouvement historique, émaillé de nombreux articles plus encore que d’ouvrages, dans des revues aussi diverses qu’excellentes : la revue de la Fundació Noguera de Barcelone, Pedralbes, Recerques… C’est aussi une grande époque d’édition de textes, avec notamment, en 1976, l’édition par P. Basili de Rubí du dietari de la Junta General de Braços de 1640-1641, assemblée si conséquente pour l’histoire de la Catalogne, qui prit toutes les décisions politiques et détermina la soumission à la France. Cette édition, attendue depuis longtemps, venait apporter un certain nombre de réponses et de nouvelles interrogations aux historiens à qui il manquait une source primordiale de l’histoire de cette époque. Pour la question qui nous intéresse, P. Basili de Rubií est notamment le premier, dans son commentaire de l’édition, à attirer l’attention sur le fait que les confiscations n’étaient pas une pure invention des Français en 1642 pour punir les Catalans et récompenser leurs fidèles, mais qu’elles prenaient naissance dans la période précédant la soumission à Louis XIII, en plein milieu des processus d’appropriation du pouvoir par les institutions catalanes, et qu’elles étaient orchestrées par ces dernières en tant que dépositaires de la puissance publique et de la majestas retirée au Prince[78]. Ce qui élargit considérablement le champ de vision et nuance une impression initiale limitée aux problématiques du droit de la guerre et à la relation binaire alliés/ennemis. Une multitude de partenaires, d’interlocuteurs, de paramètres juridiques et institutionnels apparaissent alors, qui vont faire toute la richesse de notre sujet.
Un des traits distinctifs de la génération d’historiens postérieure à Sanabre est l’utilisation de données chiffrées et d’études statistiques afin d’appuyer des conclusions. Eva Serra figure parmi ces historiens. Son travail fondamental sur la famille de Sentmenat[79], l’une des grandes familles nobles de Catalogne, permet de mieux envisager dans toute leur complexité les patrimoines nobiliaires, en s’éloignant de visions uniformes ou binaires telles que la ruine de la noblesse catalane… Ces patrimoines, qui seront affectés dans un sens ou dans l’autre par les confiscations, posent de nombreux problèmes méthodologiques comme la part de la dette dans le revenu, la pression des seigneurs sur leurs vassaux, l’enchevêtrement des liens féodaux et des obligations… Dans un article de 1990, la même historienne reconstitue le parcours d’une autre famille que nous allons retrouver très impliquée dans les évènements des années 1640, les Guimerà, en montrant le poids, dans leur attitude de ces années-là, de logiques plus anciennes affectant à la fois leur patrimoine et leurs inclinations politiques. On découvre que de nombreuses peines – parfois confiscatoires – avaient été infligées par le passé, au cours du XVIe siècle, par la couronne d’Espagne à ces familles rebelles de seigneurs « bandolers », et que l’expérience des exils et des parcours divergents n’était pas une nouveauté lorsque Ramon de Guimerà choisit en 1639 l’insoumission en ne se rendant pas à la levée d’armes. A la suite, Eva Serra analyse le rôle personnel de cet homme dans la gestion des confiscations : il bénéficie dès 1642 d’un « séquestre », et l’historienne en commentant certaines pièces d’archives relatives à cette situation, ouvre de nombreuses pistes de recherche sur une question jusqu’alors totalement inédite[80].
En 1984, un nouvel éclairage avait été donné à la question des exilés catalans pro-espagnols, partis volontairement dès les évènements de 1640-1641, ou chassés par les autorités françaises après 1642 : Guerra dels segadors i crisi social : els exiliats filipistes[81], une étude réalisée par Jordi Vidal i Pla à partir de sources castillanes, dont de nombreux mémoires envoyés par ces exilés à la cour de Mardid afin d’obtenir un dédommagement pour les biens qui leur étaient confisqués en Catalogne. Il s’agit de la première étude donnant une place de choix – et fort méritée – à ce type de document, jusqu’alors négligés ou méprisés, comme par Sanabre, dont nous avons rapporté plus haut le jugement à ce sujet. Ils ne doivent pas, semble-t-il, être perçus comme des preuves de cuistrerie, d’indélicatesse ou de folie des grandeurs. Ils renferment, au même titre que les correspondances et les livres de raisons – mais simplement sous une autre forme narrative – toute l’âme d’une époque et de sa représentation politique, sans même parler des détails factuels qu’ils peuvent apporter. Jordi Vidal a voulu donner une vue d’ensemble sur les « exilés philippistes », c’est-à-dire les Catalans ou les grands seigneurs d’ascendance catalane possessionnés dans le Principat qui ont pris le parti de Castille. Ce sont, pour employer un terme facile à retenir, les « victimes » des confiscations en Catalogne française. Dans cet ouvrage sont abordées les causes et les conditions de l’exil, depuis la révolte de 1640 jusqu’au siège de 1652, en considérant aussi les exilés en cours de route, alliés aux Français puis retournés dans le camp castillan, avec des chronologies variées et parfois surprenantes, dessinant une typologie beaucoup plus complexe et bigarrée des fidèles et des mal affectes. Leurs patrimoines sont étudiés, mais aussi leur situation en 1640, leurs clientèles, et leur vie pendant l’exil : à la cour de Madrid pour certains, parmi les armées espagnols combattant en Catalogne pour d’autres. Le fonctionnement du système de faveurs et de rétribution fonctionnant sous Philippe IV est également décortiqué : ces Catalans – qui sont pour la plupart des nobles – adressent aussi des suppliques au roi, de la même eau que celles qui dégoutaient Sanabre, et en espèrent une gratification pour dédommagement de leurs pertes matérielles, mais aussi pour rétribution de leurs services effectifs. A travers une importante série de cartes géographiques, ce livre montre aussi l’implantation territoriale de ces familles, leur puissance – qui est incontestablement la première de Catalogne – et, par là, leur rôle indirect mais réel la société catalane entre 1642-1652, même dans les territoires dominés par les armes du roi de France.
L’exemple de la noblesse castillane a permis à Jordi Vidal de montrer le déroulement pendant la guerra dels Segadors d’une véritable « crise sociale » dont les implications n’ont pas touché que la haute politique des deux souverains et des élites des deux camps. Mais l’aspect social ne se limite pas non plus, loin s’en faut, à ces « victimes » richement possessionnées. Les communautés villageoises, et avec elles des couches beaucoup plus étendues de la société catalanes, vécurent comme les autres contemporains le problème des confiscations. Sujet là aussi jamais traité à fond par l’historiographie, et auquel Núria Sales, à partir d’archives inédites conservées à l’époque au Quai d’Orsay, a consacré une partie entière de son volume de l’Histoire de Catalogne dirigée par Pierre Vilar : « La lluita per lluir : el cas de Santa Coloma de Queralt i el d’Illa » (la lutte pour l’émancipation : le cas de Santa Coloma de Queralt et d’Ille)[82]. Le comté de Santa Coloma et la vicomté d’Ille avaient été confisqués à d’importantes lignées, le premier aux héritiers du vice-roi assassiné lors de la révolte de 1640, Dalmau de Queralt, la seconde au marquis d’Aitona, l’un des généraux de Philippe IV combattant en Catalogne. L’entrée de ces seigneuries dans le patrimoine royal donnait à ces communautés, dont la première aspirait depuis longtemps à se libérer de l’emprise seigneuriale, très contraignante en Catalogne (notamment sur le plan de la juridiction, où les barons ont droit de vie et de mort sur leurs sujets), l’espoir d’obtenir de la générosité du nouveau souverain le privilège de ville royale, qui les aurait placées sous la juridiction directe du roi, avec le droit de nommer leurs batlles et leurs représentants aux Corts. Par l’intermédiaire de leurs syndics, ces communautés adressent aussi des requêtes à Louis XIII : Santa Coloma de Queralt obtiendra le privilège et deviendra Santa Coloma la Reial. Pas Ille, nous y reviendrons longuement. La vision de N. Sales remet la période 1642-1652 dans un contexte général de grande vigueur féodale, contrairement à ce qui avait pu être dit par le passé, et montre la profondeur sociale et idéologique des revendications communautaires, souvent ignorées au profit de l’étude des familles nobles. Sans considérations simplistes et démagogiques comme l’opposition des « pauvres » contre les « riches », qui seront laissées au XIXe siècle. L’entrée de telles considérations au sein d’une histoire générale de la Catalogne (1991) est un signe suffisant de la prodigieuse évolution de l’historiographie catalane depuis un siècle. Núria Sales a très aimablement accepté de nous orienter au début des nos recherches et nous ne devons pas passer sous silence les passionnantes lettres qu’elles nous a envoyées : ce sont de véritables petits articles pleins de références et de pistes à suivre qui nous ont été très utiles.
Dans les années 1990, les problématiques entourant la rupture – réelle ou exagérée – de 1659 renaissent, et les réflexions d’ordre politique et diplomatique trouvent un nouveau souffle dans un groupe d’historiens catalans se citant tous les uns les autres, et participant, jusqu’au début des années 2000, à un certain nombre de colloques importants[83]. 1997 fut une année charnière. D’une part, pour la période après 1659, un livre fait date : l’édition par Alain Ayats de sa thèse consacrée à la politique française en Roussillon, Louis XIV et les Pyrénées catalanes[84]. Dans ce travail, réalisé d’après le dépouillement très sérieux de la correspondance du secrétaire d’Etat de la guerre, Louvois, avec les intendants de Roussillon, la première partie est consacrée à « L’installation du pouvoir monarchique » (1660-1665) et débute par un bilan de l’application, devrions-nous dire de la non-application, du traité des Pyrénées, dont « Les conférences de Figueres », contenant « Un problème central : la question des restitutions » des biens confisqués[85]. Suite logique des confiscations faites pendant la guerre qui s’achevait. L’auteur rendait pour la première fois sa place centrale, dans le jeu international, à cette question négligée. Loin d’être un simple point d’histoire locale, un détail perdu au milieu des guerres franco-espagnoles, les confiscations constituaient un sujet de haute politique présent à ce titre au premier plan des correspondances des personnages clefs de l’époque. Pour ainsi dire : la rénovation de l’historiographie catalane depuis une trentaine d’années, passée par une nécessaire confrontation avec les sources, a permis d’aborder des thèmes qui avaient été oubliés par l’habitude d’une histoire trop littéraire. La même année 1997 est publié le premier article entièrement consacré aux confiscations dans les conflits franco-espagnols, Plets i confiscacions al Rosselló : el cas de Ceret i els Lanuza, de Pilar Sanchez[86]. L’historienne revient sur la question de la réaction seigneuriale face à une situation endémiquement perturbée, à la fois sur le plan politique mais, aussi et surtout – car c’est la principale conséquence pour les individus (notamment les paysans arrendataires), qui n’étaient pas tous au courant de la haute politique – sur le plan patrimonial. Les confiscations étudiées par Pilar Sanchez ne se situent qu’après 1652, puisque la seigneurie de Céret a été confisquée à la famille de Lanuza à titre de représailles. Cependant, là encore, l’historienne propose un point de vue beaucoup plus large et profond sur la lignée en question, rappelant que la personne à qui la seigneurie est donnée par la couronne de France en 1652, Louis de Guilhem de Clermont-Lodève, est descendant d’une famille catalane, les Caramany, qui au XVe siècle avait disputé l’héritage des Périllos, dont les Lanuza tenaient la seigneurie de Céret… Ces va-et-vient entre l’histoire médiévale (très présente dans l’imaginaire des Catalans de 1640) et l’histoire moderne ne cesseront de nous occuper à notre tour.
Avant de revenir sur les travaux universitaires des années 2000, qui appellent davantage de commentaires et de réserves, il faut mentionner les monographies familiales et les travaux généalogiques, qui constituent un cas à part. Ce type de recherches fut en son temps la passion de l’abbé Capeille, mais intéressa aussi d’autres érudits locaux comme Félix Pasquier qui publia divers documents inédits sur les familles Pont et d’Aux, la première fixée en Roussillon après 1652, et la seconde originaire de Perpignan et bénéficiaire de confiscations au même moment[87]. Au cours du XXe siècle le genre a cessé d’intéresser les historiens, et les monographies familiales de dimension historique sont extrêmement rares. Après l’étude déjà citée de Sanabre sur La guerra dels Segadors en el Ampurdán y la actuación de la Casa condal de Peralada (1955), les travaux se comptent sur les doigts d’une main. Celui d’Eva Serra, Pagesos i senyors a la Catalunya del segle XVII : Baronia de Sentmenat 1590-1729, publié en 1988 et résultat de sa thèse soutenue en 1978, est bien plus qu’une monographie : il aborde non seulement le parcours de la famille de Sentmenat, l’une des plus grandes familles catalanes, mais aussi la dimension locale et économique de son patrimoine. L’étude de la baronnie de Semtmenat aborde aussi l’étude des paysans qui l’habitent, de leur production agricole, de leurs relations avec les seigneurs. Et cela sur un temps très large, faisant se succéder des contextes politiques très différents. En 2007, une remarquable entreprise est venue atténuer le manque criant d’études de ce type : l’important volume collectif de l’Història dels Llupià (1088-1777)[88], consacré au parcours de cette famille originaire du Roussillon à travers ses différentes branches. Les parcours parfois opposés de ces branches montrent que, derrière un seul nom, un seul lignage lié symboliquement à une souche commune, l’uniformité faisait rarement loi. En 1642, alors que le chef de famille, Gaspar de Llupià, se rangeait spectaculairement derrière la France, et le payait de sa vie à l’âge de 16 ans, le représentant d’une branche cadette gardait toute sa fidélité pour le roi d’Espagne et, quittant la région, voyait ses biens confisqués. Un des articles de ce recueil, celui de Pere Gifré i Ribas – bien que n’évoquant pas malheureusement les confiscations subies par les Llupià – nous donne un nouvel aperçu d’un patrimoine nobiliaire, basé sur de larges relevés archivistiques. Dans d’autres travaux, comme l’immense monographie de Josep Capdeferro consacrée à l’avocat Joan Pere Fontanella[89], les recherches généalogiques sur différents acteurs des années 1640 permettent des apport inédits, par l’étude attentive des contrats de mariage, testaments, peu affectionnés des historiens « généraux » mais dont le contenu éclaire des dimensions beaucoup plus larges. Derrière les Fontanella, dominés par les figures tutélaire du père (Joan Pere, le grand juriste et acteur majeur de la révolte de 1640 et de la Junta de Braços) et du fils (Josep, Régent de l’Audience après 1641 et l’un des principaux appuis de la France en Catalogne), se cache un échevau de filles, de veuves, de beaux-frères et de cousins participant plus ou moins directement à une politique patrimoniale très bien digérée, bien que profondément perturbée par les nombreuses confiscations : en tant que bénéficiaires entre 1642-1652, puis en tant que victimes après 1652, et encore au-delà dans les années 1660 et 1670…
Une mention particulière sera faite du travail fondamental de Philippe Lazerme de Règnes consacré à la noblesse catalane, et dont la réalisation traverse toute la deuxième moitié du XXe siècle. Publiés en 1975 à partir de recherches, encore inégalées par leur ampleur, dans les registres paroissiaux et fonds notariaux de Perpignan, Ille-sur-Têt, Prades, Céret, et autres villes du Roussillon, les trois tomes de Noblesa catalana[90] donnent la généalogie détaillée de 219 familles ayant joué un rôle plus ou moins grand dans l’histoire de cette province. Cet ouvrage a, de la même façon que l’inventaire d’Alart, mais avec une dimension biographique et historique qu’il n’avait pas, littéralement fécondé l’histoire du Roussillon à la fin du XXe siècle. Il n’est pas un ouvrage traitant de façon approfondie de la province qui ne le cite ou ne le plagie. Son intérêt premier est de donner une vision transversale et profonde des élites, à travers des réseaux de parenté charnelle qui déterminaient une partie des rapports sociaux à l’époque moderne. On observe le même phénomène de parenté large, s’étendant aux beaux-frères et aux cousins, dans la France de la Fronde[91], et aussi dans la Catalogne de la guerra dels Segadors, ne serait-ce qu’avec l’exemple précité de Pau Claris envoyant son neveu (en fait le fils de sa cousins germaine, nous apprend Lazerme) Francesc de Vilaplana pour les premiers contacts avec les Français, et à qui succéda son « cousin » (en fait, demi-frère de ses cousins germains…) Josep Soler comme président de la Generalitat de Catalunya. Noblesa catalana est déjà une somme. Mais nous avons eu la chance de pouvoir bénéficier, grâce à la générosité de M. Lazerme, de la totalité de ses notes de recherche et de plusieurs travaux inédits. Ce fut l’occasion d’une belle découverte. Ne se limitant pas au livre publié en 1975, ce chercheur poursuivit ses investigations jusqu’au début des années 2000, élaborant, entre autres, les matériaux préparatoires à la publication d’un nouvel armorial consacré à la noblesse catalane, mais, cette fois, touchant les familles du Principat. Véritable mine d’or, ce travail, composé de 565 notices de familles et réalisé intégralement à partir de fonds notariaux, nous a été d’une utilité directe tout au long de notre recherche.
A l’orée de ce travail, nous pouvons affirmer que tous les personnages rencontrés dans les correspondances, les mémoires, les listes diverses et variées, ont pu être identifiés grâce aux notes inédites de Ph. Lazerme, à quelques exceptions près qui se comptent sur les doigts d’une main. Ces personnages ont non seulement été identifiés, mais aussi restitués dans leur réseau de parenté : on dispose la plupart du temps de leur(s) testament(s), de ceux de leurs parents de leur épouse, de leurs enfants, des contrats de mariage, et parfois même des détails inédits glanés dans les sources notariales qui permettent d’étoffer les biographies. Les liens qui apparaissent sont très utiles pour renforcer, infirmer ou étoffer des récits historiques plus ou moins déformés ; on découvre des rapprochements surprenants, beaucoup de Catalans profrançais ayant un frère, un beau-frère, un cousin, du côté de Madrid. La famille des Copons/Tamarit en est un exemple typique : Felip de Copons, nommé juge de l’Audience par les Français, avait épousé la fille de l’ancien député militaire Francesc de Tamarit ; mais la mère de son épouse était née Amat, sœur de Gispert Amat, le chef de la grande conspiration anti-française de Barcelona de 1645. En 1650 Pierre de Marca, pourtant au mieux avec Copons, déclarera que ce dernier est porté à la « mollesse […], par le moyen de sa femme qui est nièce de Dom Joseph Amat ». Quant à Josep de Pinós, qui dirigera un régiment contre les Espagnols en 1651-1652, il est allé voir son beau-frère Agulló dans la région de Berga, mais les raisons de ce voyage sont suspectes, Agulló étant réputé pour se rendre en Castille voir sa famille… Il faut dire qu’Agulló est le frère de la comtesse de Vallfogona, comtesse de Canet, dont tous les biens ont été confisqués[92]… En raison des importantes limites de temps inhérentes à tout travail scolaire, le temps nous a manqué, mais les renseignements tirés de ces 565 notices sur les familles dominantes de la Catalogne de la guerra dels Segadors pourraient faire l’objet d’une publication. Le lecteur les trouvera ici reprises en note de bas de page au fil du texte, quand leur mention est utile au développement : le livre Noblesa catalana sera indiqué seulement par la seule référence « LAZERME », suivi du numéro du tome et de celui de la page ; quant à l’armorial inédit, il sera indiqué ainsi : « LAZERME Inédit » suivi, entre parenthèses, du nom de la famille dont nous utilisons la notice. Il faut introduire, pour montrer le caractère représentatif et complet de ce travail, les villes dont les minutiers et/ou registres paroissiaux ont été dépouillés de façon quasi intégrale pour la première moitié du XVIIe siècle : Barcelona, Tarragona, Girona, Vic, Tàrrega, Cervera, Berga, Puigcerdà, Olot, Besalu, Torello, Solsona… Toutes ces considérations montrent finalement la nécessité une plongée dans les deux histoires institutionnelles, la catalane et la française ; mais aussi dans l’histoire des familles, dont l’ignorance importante ou totale peut conduire à de fâcheux contre-sens.
Les travaux universitaires des années 2000 requièrent un examen particulier, car ils se situent dans l’actualité immédiate de notre travail, et qu’ils doivent participer directement à l’introduire et à le renseigner. Si en 1991, comme nous l’avons dit en rappellant les propos d’E. Serra, l’histoire de la Catalogne après la bataille de Montjuïc était encore peu connue, les années 2000 pourraient amener, à bien des égards, à revoir ce jugement. En 1984, la publication par Jordi Vidal de Guerra dels segadors i crisi social : els exiliats filipistes donnait un regard décisif et général sur une partie des élites de la période, celles qui étaient restées du côté espagnol. Pour ainsi dire, c’était éclairer une face de la médaille. L’autre face, ce sont les élites catalanes restées du côté français, et bénéficiaires (dans une certaine mesure) du gouvernement soumis à Louis XIII puis Louis XIV. En 2003, la très ambitieuse thèse d’Óscar Jané[93], soutenue à l’université de Barcelona, dont le titre est rien moins que França i Catalunya al segle XVII (La France et la Catalogne au XVIIe siècle), pouvait faire espérer l’équivalent du travail de Jordi Vidal dans ce domaine. En effet, les objectifs posés par Jané sont très prometteurs et paraissent aborder la question d’une façon inédite et nécessaire. Les relations entre Français et Catalans après 1642 ont rarement été étudiées pour elles-mêmes, et il est évident que des problèmes d’identité (si ce n’est de nationalité) s’ajoutent aux frictions institutionnelles que nous évoquions. Le sous-titre de cette thèse est précisément : « Identitats, contraidentitats i ideologies a l’època moderna ». Le contenu de ce travail se présente bien comme une exploration des relations franco-catalanes, mais son développement laisse interdit. Le plan, qui fait se succéder une partie sur « les classes dirigeantes et la politique institutionnelle » à une autre sur « la Catalogne et les objectifs de la politique française », a pour particularité de superposer à un rythme très soutenu des bouts de narration historique appartenant à des périodes très différentes, parfois séparées de plusieurs décennies voire de cinquante ans. Le tout dans un but apparemment analytique, mais qui pour notre recherche initiale, ne représentait pas une utilité directe. L’apport essentiel de ce travail est une extraordinaire recherche bibliographique, de compilation et d’interprétation des différentes positions abordées dans l’historiographie. Mais on ne trouve pas d’éléments décisifs sur les faits, et le concept de « contre-identité », utilisé pour dégager le contour des Français dans l’esprit des Catalans du temps, est fort intéressant sur le plan spéculatif, mais sans incidence sur les documents de la pratique et les correspondances diplomatiques que nous commencions à consulter. En commençant notre recherche, nous avons utilisé Sanabre comme source, en appréciant son dépouillement exigent des sources françaises et catalanes. Mais c’était en saisissant immédiatement l’impossibilité totale de reprendre ses analyses et ses considérations générales. L’ambition de Jané était d’en apporter de nouvelles, mais nous les avons malheureusement cherchées vainement : mais peut-être n’avons-nous pas bien compris les implications réelles de son travail.
La méthode d’utilisation des sources est l’aspect le plus évident et le plus manifeste. Le parti d’O. Jané est de réaliser des sondages sur les différentes cotes consultées, comme on le voit aisément dans son état des sources. Ses dépouillements couvrent un spectre très large, et vraiment impressionnant : toutes les archives catalanes (Generalitat, Corona d’Aragó…), toutes les archives françaises significatives (Affaires étrangères, Défense, Départementales des Pyrénées-Orientales…) ont été visitées, ce que nous sommes loins d’avoir fait pour notre part. Mais il aurait sans doute été profitable que ce chercheur prolonge sa location à Paris d’un mois ou deux, car la consultation par sondage entraîne l’utilisation de documents parfois sortis de leur contexte précis, voire interprétés de façon inexacte. Le sondage peut être utile pour une approche sociologique ou statistique, ce que l’on trouve en effet, avec satisfaction, dans le travail d’O. Jané. Mais pour les considérations historiques et politiques, une information fautive ou incomplète tirée des archives peut induire des erreurs décisives. Ainsi, l’un des principaux documents commentés par Jané est un mémoire écrit par un Français et intitulé « Observations et advis necessaires touchant la Catalogne »[94]. Il le définit comme « un des textes capitaux qui marquent autant la vision française de Catalogne et des Catalans que la manière dont elle recommande à ses représentants d’agir en Catalogne » (sic) : selon lui, ce texte anonyme peut-être attribué à la main de Pierre de Marca, pour le haut degré de connaissance des affaires internes et la manière de s’exprimer. Il indique, lit-on, aux personnes qui sont au service de France comment elles doivent agir. Le document consulté se trouve dans un volume des archives du Ministère des Affaires étrangères, à la Courneuve.
Or, en dépouillant l’ensemble des volumes de la Correspondance politique de ce dépôt, on trouve, dans le volume Supplément 5, plusieurs brouillons de ce texte, de la même graphie, mais cette fois identifiés par le brouillon d’une lettre censée accompagnée ce mémoire. Le document consulté par Jané était donc l’original envoyé au cardinal Mazarin, destinataire de la missive. L’interprétation du destinataire pouvait déjà être déduite simplement de la présence de ce document dans les volumes de la Correspondance politique, issus des anciennes archives du cardinal, mais cela n’est pas l’essentiel. Les brouillons de lettre sont, comme l’ensemble des autres documents du volume Supplément 5, de la main de Bernard du Plessis-Besançon. Ce personnage n’est pas suffisamment obscur et secondaire pour qu’on puisse en faire l’économie. Il est, comme on l’a vu plus haut, l’artisan du rapprochement franco-catalan et des résolutions des Braços de janvier 1641. La lettre qui accompagne le mémoire est datée du 26 mars 1645, de Narbonne. Lisons ce que son auteur y déclare :
« Si j’estois moins attaché au service du roy, ou moins passionné pour les choses qui peuvent donner de la gloire à Votre Eminence, je pourrois peut estre passer pour temeraire de luy envoyer les mémoires que j’adresse à M. de Lyonne, puisque la grandeur de votre genye ne laisse rien echapper à la conoissance qu’elle doit avoir (…). Vous y verrez, Monseigneur, un tableau raccourcy de l’humeur des Catalans, et une description fidelle de la disposition de leurs espritz et du mauvais estat des choses, a quy j’adjouste un foible crayon des expedians qui se peuvent prendre pour y remedier et les restablir, tant a l’esgard du militaire que du politique (…). Cependant, Monseigneur, ne m’estant pas contanté de travailler ainsy generallement en jugeant qu’il faut des remedes specifiques aux maladies particulieres pour purifier une sy grande coruption, je faits quelques observations des deffauts, des defauts, des humeurs et des actions de certaynes personnes qui ont le principal manimant des affaires, afin que Votre Eminence les ayant conferées avec les autres avis qu’elle peut avoir d’ailleurs, puisse prendre en suite d’un examen sy considerable et sy important les resolutions qu’elle estimera necessaires pour bien asseurer le service de Leurs Majestés en Catalogne, dont l’affermissement sera la ruyne indubitable de la maison d’Autriche »[95].
En 1645, comme nous y reviendrons au cours de notre travail, Du Plessis-Besançon avait été une nouvelle fois envoyé en Catalogne, au début de la vice-royauté du comte d’Harcourt, afin d’aider à restaurer l’ordre dans la province après l’épreuve négative représentée par celle du maréchal de La Mothe, qui avait été suspendu dans ses fonctions pour diverses malversations. Le retour dans la province de ce personnage emblématique des premiers temps de la guerre devait ramener la confiance des Catalans. Mais Du Plessis-Besançon devait compter avec la présence de Pierre de Marca. Dans le mémoire commenté par Jané, il met en place une distinction des Catalans entre « bienaffectos confirmez et perseverans (…), malaffectos (…), il n’y en a pas tant que l’on dit (…), malcontents ou degoustez, soit par l’envie qu’ils portent a ceux qu’on advance dans les biens faits et dans les charges, soit par ressentiment ou participation des vengeances et oppressions qu’ils pretendent que les haines particulieres des familles (ou de ces deux partis appellés Nieros et Cadells) »… C’est précisément la thèse inverse de celle qui est défendue au même moment par Pierre de Marca. Selon ce dernier, les Catalans se divisent en deux : les fidèles, et les mal affectes, et l’ajout d’une catégorie de malcontents est un artifice des factieux visant à favoriser le développement des conspirations ; de même, la perpétuation des anciennes rivalités des Nyerros et des Cadells n’est qu’une légende formée par les mal affectes pour dissimuler des rivalités nées de l’acceptation ou non de la domination française[96]. Marca et Du Plessis sont si opposés dans leurs visions et leurs principes politiques qu’en présence l’un de l’autre, ils se défient. En 1647 encore, Marca écrira à Le Tellier : « il faut prendre garde que M. du Plessis Besançon ne trouble avec ses avis le gouvernement comme il a fait celuy de M. le comte d’Harcourt… »[97].
On voit bien ici que l’identification de Marca comme l’auteur du mémoire est tout à fait fautive, à la fois par son contexte (il s’agit des humbles commentaires d’un serviteur destinés au cardinal, et non pas d’instructions destinées aux gouvernants français) et par son contenu (il défend la théorie dont Marca dénoncera l’indulgence, responsable selon lui de la conspiration de novembre 1645). Le dépouillement par sondage, joint peut-être à une considération insuffisante pour l’évolution personnelle des individus et leurs positionnements distincts selon les moments et les conjonctures, amène à faire des erreurs d’interprétation, qui sont plus fâcheuses que les simples erreurs d’identification. La nécessité dans laquelle nous nous trouvions, au moment de commencer notre recherche, d’un travail qui porterait sur le sujet traité par Óscar Jané le même regard que Jordi Vidal i Pla avec l’application, l’exhaustivité et le talent pour les tableaux généraux de Josep Sanabre, se vit donc précocement frustrée. Ce manque d’ouvrages de référence récents, formulés en des termes utilisés par l’historiographie d’aujourd’hui, contenant une information cohérente, fiable et consistante, entraîna dès le départ une grande difficulté pour trouver une problématique. Il y avait bien les articles de Daniel Aznar, publiés respectivement en 2006 dans la revue catalane Pedralbes et dans les actes d’un colloque tenu en 2009 sur le traité des Pyrénées : « Gloria y desgracia de un virrey francés de Catalunña : el mariscal de La Mothe-Houdancourt (1641-1644 » et surtout « La Catalunya borbònica (1641-1659), viregnat i dinàmiques de poder durant el govern de Lluis XIII i Lluis XIV de França al Principat »[98]. Le premier article revient sur le personnage du maréchal de La Mothe, deuxième vice-roi français de Catalogne, à travers les luttes de pouvoir à la cour de France, les affaires de grâce et de disgrâce au milieu desquelles il fut ballotté en permanence. C’est dans cet article que se trouvent des éléments essentiels pour comprendre le rapport profond entre les soubresauts de la cour de France dans les années 1640 et les effets directs qu’ils eurent en Catalogne. L’auteur mène une étude d’une extrême richesse sur l’entourage familial et clientélaire de la famille de La Mothe, se basant sur de nombreux mémorialistes et témoins de l’époque. La parenté du maréchal avec Richelieu, et celle avec le ministre Sublet de Noyers, sont mises en contexte. Plusieurs particularités institutionnelles de la vice-royauté de La Mothe sont abordées à partir des archives diplomatiques, et particulièrement de mémoires écrits par des Catalans : la tenue d’une Junta patrimonial décidant de la répartition des biens confisqués, les procédures de jugement des mal affectes, l’appétit financier du maréchal. De sorte que la disgrâce finale en 1644 est vue à la fois en articulation avec le changement de souveraineté induit par la mort de Richelieu, mais aussi avec les dénonciations venant de l’opinion catalane. La valeur et l’implication des pamphlets en question étant d’ailleurs nuancée et commentée.
Le second article de D. Aznar, consacré à la Catalunya borbònica, est plus large et sommaire. Il présente l’évolution politique de la Catalogne sous la domination française entre 1642 et 1659, à travers la figure des vice-rois et des « dynamiques de pouvoir ». C’est donc un travail qui, dans sa perspective et ses bornes chronologiques, coïncide exactement avec notre objet d’étude. Cet article est très précieux pour mieux comprendre ce qu’il appelle le « labyrinthe des factions » qui médiatisaient la communication et la transmission des ordres entre Paris et Barcelone. La problématique, qui n’est pas nouvelle dans le cadre général de l’histoire politique – nous avons fait référence au travail d’Arlette Jouanna sur les factions de cour avant, pendant et après la Fronde –, trouve ici une très heureuse illustration au contexte de la Catalogne française. Elle est envisagée en des termes tout à fait caractéristiques des années 2000, que Sanabre n’aurait même pas pensé imaginer, et qui diffèrent même de ceux que Jordi Vidal pouvait employer en 1984. Mais l’excellence du travail de D. Aznar, synthétique et clair, nous fait amplement regretter de ne pas encore pouvoir profiter de sa thèse de doctorat (en cours de rédaction depuis 2007), qui devrait être consacrée à « la Catalogne et le roi (1640-1652), le changement de souveraineté et l’intégration du Principat dans la monarchie française »[99]. Ses articles nous ont été utiles, mais les deux sont relativement courts (73 et 19 pages). Il nous a été ici nécessaire, pour des raisons de temps et de dates de remise de travail, d’exposer un certain nombre de considérations que D. Aznar traitera sans doute de façon plus approfondie dans ses propres travaux.
En 2006, une thèse de doctorat en droit, à l’intitulé également ambitieux quoiqu’un peu redondant, fut soutenue à l’université de Perpignan par Sophie González Ruggeri : La Catalogne de 1640 à 1659 : l’administration française d’une province placée sous la protection des rois de France. Après lecture de ce travail, nous n’avons pas jugé utile de nous en servir comme d’un ouvrage de référence. En effet, à la différence de celle d’Oscar Jané, cette thèse a bien réalisé des dépouillements exhaustifs de la correspondance de Pierre de Marca, dont on trouve une copie à la Bibliothèque nationale de France, mais les archives diplomatiques, que l’on trouve pourtant citées de façon complète dans l’état des sources (Correspondance politique Espagne 20 à 36), ne sont quasiment pas utilisées dans le corps du travail. La confrontation des sources de provenances différentes, qui fait la richesse du travail de Sanabre, est ici incomplète, quoiqu’envisagée. Les archives diplomatiques contiennent une grande partie des vestiges de tout ce qui arriva au gouvernement de Catalogne et qui ne venait pas de Pierre de Marca. En effet, la correspondance de ce dernier, comme nous le verrons bientôt, constitue une source incontournable, qui domine de tout son poids et de son immensité, mais insuffisante si on s’y limite, car c’est un observateur souvent partial, ou plutôt influencé dans ses avis et ses considérations, même les plus profonds, par sa condition et son emploi – comme tous un chacun d’ailleurs. D’où la nécessité d’une confrontation de ces lettres avec celles de Du Plessis-Besançon, avec les mémoires envoyés par les Catalans (qui, justement, donnent souvent une vision institutionnelle très poussée du Principat), que l’on trouve conservés aux Affaires étrangères.
La vision de la société et des institutions catalanes qui est exprimée dans cette thèse, un peu myope, n’empêche que des questions très pertinentes et utiles pour notre réflexions y soient posées. Formulée de façon (volontairement ?) provocante, la première partie introduit un habile glissement entre ce qui se produira effectivement en 1659 pour une partie du territoire (l’annexion du Roussillon) et la politique française observée entre 1642 et 1652 : « Des institutions et des hommes au service d’une politique oscillant entre protection et annexion ». Cette notion d’oscillation, hautement compatible avec une nécessaire exigence de la nuance (si on la voit comme une oscillation irrégulière, s’entend), peut se rapprocher des commentaires que l’historien Antoni Simon i Tarrés donne sur la politique diplomatique de Mazarin dans le cadre des négociations de Münster : un « jeu possibiliste »[100]. Selon cet historien, le cardinal faisait de la Catalogne une pièce clef pour aborder les négociations diplomatiques devant mener la France vers une paix avantageuse (à savoir, l’abandon de la province à Philippe IV en échange des Pays-Bas), mais il laissait également ouverte la voie de l’expansion de l’ « influence de la dynastie de Bourbon au sud des Pyrénées et des Alpes, avec l’objectif de contester la domination que les Espagnols exerçaient sur la Méditerranée occidentale ». C’est selon cette perspective que peut se concevoir une « volonté royale préannexionniste » (titre de la deuxième partie de S. González). Cette politique n’est pas décidément annexionniste (le traité de Péronne, qui implique une soumission de la Catalogne et non une réunion au royaume de France, restera en vigueur jusqu’en 1652, et théoriquement même jusqu’en 1659), mais elle entend bien affirmer son emprise sur la Catalogne. Ainsi, la domination française dans la province ne serait pas uniquement militaire et de circonstance (i.e. destinée à être abandonnée à la prochaine paix), mais, plus finement, imposée à travers de véritables innovations politiques et institutionnelles. L’installation d’une « intendance française » (même si la description qu’en fait S. González n’est pas totalement exacte[101]), la « construction d’un loyalisme avec la population catalane », les « tentatives de récupération du pouvoir législatif », sont des signes possibles d’une volonté de la France de s’installer plus durablement dans la province, d’une façon en somme plus volontariste que les intentions doubles prêtées à Mazarin.
C’est là qu’il faut introduire la question diplomatique, très centrale dans notre travail qui pourrait à première vue focalisé sur la Catalogne ou sur le simple rapport cour/Barcelona. En considérant l’histoire du Roussillon à partir de 1659, brillamment étudiée par Alain Ayats dans son ouvrage précité, on avait pu remarquer amplement que l’une des clauses du traité des Pyrénées (articles 55, 56, 57 et 58) était que les Catalans qui, pendant la guerre déclarée en 1635 et à laquelle cette paix mettait fin, avaient eu leurs biens confisqués, rentreraient dans leur possession telle qu’elle était avant la guerre. Logiquement, cette restitution générale entraînait que les bénéficiaires des confiscations étaient dépouillés des biens dont ils jouissaient alors. Le traité implique également que les fruits perçus pendant la période ne devront pas être, cependant, restitués, l’ancien et le nouveau propriétaire restant quittes. Grâce aux recherches de M. Ayats et d’Erika Serna, nous avions également un éclairage sur les « conférences de Figueres » qui, dans les années suivant le traité, furent réunies afin de régler tous les litiges survenis dans cette restitution générale, sans succès finalement puisque la guerre fut de nouveau déclarée entre la France et l’Espagne (1667), nous en avons déjà parlé. Ainsi, nous voyions déjà, dans le lointain, la conséquence de toutes les confiscations survenues pendant la guerra dels Segadors et après 1652 : un impressionnant retour à zéro. Mais nous ne nous sommes pas contentés de considérer cet horizon avec des yeux béats, comme une évidence. Il restait à comprendre d’où venait exactement la clause de restitution, et surtout si avant 1652, au cours des négociations franco-espagnoles de Münster (1643-1648), les deux monarchies avaient pu aborder la question des restitutions – aspect non traité par les différents historiens catalans qui avaient parlé de la place de la Catalogne dans le jeu international, un « sujet brûlant »[102]. La bibliographie autour du congrès de Münster est plus riche que celle sur la Catalogne française. La perspective la plus neuve et la plus utile pour nos travaux a été le travail majeur de Daniel Séré : La paix des Pyrénées : vingt-quatre ans de négociations entre la France et l’Espagne, 1635-1659[103], dont le parti-pris est, pour l’intelligence générale des nombreux antécédents du traité des Pyrénées, exactement celui que nous avous voulu avoir pour la question plus modeste des restitutions. La paix finale ne vint pas brusquement comme un éclair lumineux, mais elle fut longuement préparée, et les acquis patiemment dégagés au cours de nombreuses conférences diplomatiques furent les préalables nécessaires au traité. Aidés par l’exposé très pratique de D. Séré, nous avons pu remonter le fil des négociations de Münster, puis découvrir dans la documentation émanée des plénipotentiaires quand la clause des restitutions apparut. Nous avous également souhaité approfondir la question de la perception des négociations par l’opinion catalane, en essayant de délimiter, autant du côté de la monarchie que du côté des institutions de la terre, la part de la posture étudiée et de la vraie opinion. Dans cette perspective, la question des confiscations a pu nous apparaître comme question de haute diplomatie à part entière, dont l’implication diplomatique était justement des plus dangereuses pour l’entente entre Français et Catalans, les élites profrançaises craignant à juste titre une restitution des biens obtenus.
Face à une historiographie riche et variée, mais manquant d’ouvrages généraux et solides faisant office d’outil de travail, face à une multitude d’articles très spécifiques et éparpillés, sur telle famille, sur telle région, sur tel personnage, la première nécessité est donc de délimiter clairement les principales orientations de cette étude. Au départ, influencé par les excellents articles d’Eva Serra et de Pilar Sánchez (cités plus haut), les seuls à traiter spécifiquement de confiscations, nous pensions partir du particulier pour arriver au général, c’est-à-dire étudier un cas précis ou une région précise, et nous pensions en Roussillon. Choisir l’exemple d’une famille ou d’une seigneurie était le parti qui nous était conseillé, non sans raison, par Núria Sales[104]. Connaissant alors de l’histoire des confiscations ce que l’historiographie avait pu nous en laisser entrevoir, nous pensions que nous pourrions facilement traiter d’une période très large allant de 1642 à 1672 environ, qui nous permettrait de comprendre dans notre étude les confiscations des années 1650 mais aussi les passionnantes conspirations roussillonnaises des années 1670. Considérer la question dans un temps large semblait avoir de nombreux intérêts. Sachant que les archives diplomatiques et, plus généralement, officielles, avaient déjà été largement explorées par Sanabre – et, pensions-nous à l’époque, par O. Jané –, nous croyions que les Archives départementales des Pyrénées-Orientales pouvaient être un meilleur point de départ afin d’envisager la question de façon neuve et inédite. Nos premiers dépouillements produisirent un résultat très ambigu : d’une part, comme le prévoyait Núria Sales, nous nous trouvions face à un « trop plein » de documentation, difficile à exploiter de prime abord, mais nous fumes surpris de ne trouver aucune documentation pour la période précédant 1652. Et, dans bien des cas, l’évolution longue que nous voulions dépeindre, la continuité passionnante entre les confiscations des années 1640 et celles des années 1670 – voire, comme le remarquait toujours N. Sales, sur un temps plus long encore, entre les confiscations de Louis XI et celles du XVIIIe siècle –, était impossible à documenter. Nous trouvions beaucoup de références à des personnages, à des lieux, à des situations qui semblaient avoir eu « une vie avant 1652 », mais dont rien ne pouvait nous permettre de dire laquelle. De même, de très nombreux documents de gestion des confiscations très précis, élaborés par les autorités françaises du Roussillon (intendant, Conseil souverain…), étaient encore conservés, mais nous n’avions pas les clés nécessaires pour les comprendre et les interpréter.
C’est ce manque, cette impossibilité qui a davantage excité notre curiosité. De l’absence d’étude générale, de perspective comparée de la question des confiscations en Catalogne, nous avons tiré la conviction qu’il fallait, avant de comprendre leurs effets dans les années 1660, comprendre les antécédents du traité des Pyrénées (1652-1659) ; et qu’avant de comprendre ces antécédents, il fallait comprendre la base : la guerra dels Segadors (1642-1652). Sans doute les historiens chevronnés de la Catalogne connaîtraient-ils suffisamment l’histoire institutionnelle des années 1640 pour tenter de but en blanc l’étude transversale d’une ou de plusieurs seigneuries confisquées. Mais, n’étant pas dans ce cas, nous avons préféré nous placer dans une perspective plus proche de celle de D. Aznar, par exemple, qui est de considérer la question à la fois dans ses implications sociales en Catalogne, et dans ses rapports avec la cour lointaine. Nous n’avons pas voulu perdre de vue l’idée d’aborder, ponctuellement, des cas particuliers, mais l’idée forte a été de dégager une politique générale de confiscations de la monarchie française en Catalogne, s’il y en eut. Car les nombreuses dates et données sur les particuliers et les biens que nous avons pu glaner dans les biographies de l’abbé Capeille ou dans les inventaires d’Alart ne nous offraient aucun renseignement supplémentaire sur les causes, les implications et la réalisation de ces confiscations. Ainsi nous sommes-nous d’abord posé des questions simples, divisées en trois catégories intitulées : Qui ? Quoi ? et Comment ?
Qui ? Avant tout : qui confisque, et qui bénéficie des confiscations ? La question des victimes ayant déjà été posée (et bien traitée) par Jordi Vidal. Qui prend la décision de confisquer ? Qui l’applique ? Vers quelles instances sont portées les réclamations ? A qui s’adresse-t-on en priorité pour obtenir une gratification ? Les terres confisquées reviennent-elles d’abord au roi ou aux bénéficiaires ? Font-elles un court passage par le domaine royal ou a-t-on un simple changement de titulaire ? Servent-elles toujours les intérêts de la couronne ou bien d’une (nouvelle ?) élite locale ? Existe-t-il des stratégies des familles nobles catalanes autour de ces confiscations, pour leur attribution ? Y a-t-il des différences dans la gratification selon l’importance et la condition des familles ?
Quoi ? Cette question amène à s’interroger sur ce qui est confisqué et sur ce qui est donné. Est-ce la même chose ? Que peut-on saisir ? Tout ? L’a-t-on Fait ? Certains biens sont-ils vendus ? Comment estime-t-on leur valeur ? Y a-t-il une différence entre la valeur estimée et la valeur réelle ? Les états des biens confisqués sont-ils complets et objectifs ? Leur ampleur n’a-t-elle pas été exagérée par les intéressés ? Peut-on minimiser l’impact de ces confiscations sur le patrimoine des familles ? Quelle est l’ampleur du contentieux judiciaire qu’elles occasionnent ? La carte des seigneuries se recompose-t-elle dans le Principat et en Roussillon ? Y a-t-il une évolution géographique des confiscations ? Les terres confisquées sont-elles abandonnées ?
Comment ? C’est la question des institutions et des procédures : y a-t-il une distribution ? Une uniformité dans la prise des décisions et dans leur application ? Une cohérence dans la gestion des biens ? Les confiscations et les réattributions sont-elles toujours réelles ? La réalité est-elle fonction ou résultat du contexte politique ? Les confiscations ont-elles pu être persuasives et dissuasives ? Quelle est la différence entre la saisie et la confiscations ? Entre le séquestre et la confiscation ? Peut-on acheter une fidélité par l’attribution d’un bien ? Confisque-t-on en respectant les Constitutions de Catalogne ?
Les trois questions se rapportent directement à l’idée de pouvoir. Le pouvoir de celui qui prononce la confiscation et/ou qui la décide, le pouvoir de celui qui décide de transférer le bien à un tiers, ou qui décide d’accéder à une supplique. Quels que soient les modes d’exercice de ce pouvoir, de par l’ordre juridique traditionnel en place en Catalogne, mais aussi par celui qui existe en France, c’est le personnage du souverain qui se trouve au centre de la perspective. Le souverain détient la potestas, somme des pouvoirs publics originellement transmis par le corps politique ; il est le chef du « corps mystique » ou « république », juge et exécuteur suprême des lois, bien qu’en Catalogne les juristes considèrent que le roi est « legibus solutus » (lié par les lois). Or, la personne du roi de France, entre 1642 et 1652, est particulièrement bousculée dans sa représentation, voire dans son intégrité. Pourtant, le corps charnel du roi, sa présence en personne, revêt une grande importance symbolique[105]. De mars à juin 1642, Louis XIII est présent au camp devant Perpignan pour assister au siège de la ville. L’entreprise est particulièrement importante pour Richelieu, qui a insisté sur la nécessité de ce voyage. La présence du roi en terre catalane est perçue par les Catalans comme un honneur suprême, qui leur donne beaucoup d’espoir. Avec une certaine véracité, le Mercure François rapporte :
« La prospérité de ses armes [il est question de Louis XIII] le dessein du voyage qu’il entreprenoit ayans donné de l’accroissement à l’affection que les Catalans luy portoient, ils firent partir de Barcelone le sieur Isidoro Pujolar y de Graël pour l’aller attendre à Lyon, et luy tesmoigner avec quel ressentiment ils jouissoient de l’honneur de sa bienveillance ». Plus loin, est donnée la traduction d’une supplique donnée par Pujolar à Louis XIII lors de leur rencontre à Lyon :
« Les Très-Illustres Conseillers de votre ville de Barcelonne baisent très-humblement les mains Royales de Votre Majesté et sont extremement resjouis de son heureuse arrivée en cette ville avec une santé si parfaite, la continuation de laquelle ils souhaitent avec autant de passion qu’ils en ont besoin. Ils nous ont particulierement chargé de luy tesmoigner les ressentimens qu’ils ont des grands honneurs que sa bonté leur a voulu faire, pour le comble desquels ils ne leur reste plus rien à désirer que celuy de sa Royale présence dans la ville de Barcelonne, afin de leur faire dire qu’avec cette faveur singuliere, rien ne leur pourra manquer desormais. C’est une grace qu’ils demandent sous une certaine asseurance qu’ils verront par là de très heureux succez à tous leurs desseins, Votre Majesté les donnant tousjours aux entreprises qu’elle veut executer en personne »[106].
Les références au corps du roi sont multiples : sa santé, la garantie de succès du fait de sa présence… L’arrivée de Louis XIII devant Perpignan causera un enthousiasme de la part des Catalans qui viendront le visiter en délégations et lui adresseront leurs premières suppliques demandant des gratifications, nous y reviendrons. Cependant, le souverain n’assistera pas à la fin du siège. Les Consistoires garderont l’espoir de le faire venir en personne à Barcelona, bien qu’il ait chargé Brézé de jurer les Constitutions en tant que son procureur. Il mourra le 14 mai de l’année suivante sans avoir jamais remis les pieds en Catalogne. A sa mort, Anne d’Autriche devient régent du royaume au nom de son fils, Louis XIV, âgé de cinq ans. Elle tente d’organiser, par l’image, une continuité qui permette de conjuguer l’éphémère de la condition humaine du prince et la permanence du régime monarchique, même si, en tant que régente, elle ne représente l’autorité qu’à titre temporaire. La grande instabilité du pouvoir, inhérente à toute régence, va rendre particulièrement stratégique la représentation de la personne royale : lit de justice de 1648, réclamation du Parlement de faire revenir le roi à Paris après l’exil à Saint-Germain, et, surtout, le voyage organisé à travers la France en compagnie de Mazarin en 1650 avec l’entrée triomphale à Bordeaux.
Mais, entre 1642 et 1652, force est de constater que la personne du roi, source première des faveurs – et par conséquent, sa cour – est éloignée de « plus de deux cens cinquante lieues » de Barcelona. Pourtant, les Catalans, dans leurs requêtes, expriment le désir d’être traités comme n’importe quel sujet du royaume. Au cours d’un procès qui l’oppose à un grand de la cour, le vicomte de Joch, Antoni de Perapertusa, fait écrire aux souverains :
« Le sieur viconte de Jocq n’estant point demeurant en France, quoy que tres fidele subjet et serviteur de leurs Majestez, mais estant demeurant en la province de Cathalongne, Citoyen de la ville de Barcelonne dans l’extremite du royaume, ne doibt pas estre moings favorablement consideré que seroit un estranger d’un Estat ou allié ou en la protection de la couronne qui demanderoit justice dans le royaulme et devant leurs Majestés. (…) Ayant ledit sieur d’Espernon [il s’agit de l’opposant dans le procès], madame sa femme et monsieur de Candalle son fils qui proches de la personne du Roy qui peuvent bien mieux agir qu’un seigneur catalan qui est à deux cens cinquante lieues, qui n’a pour la deffence de sa cause que la justice du roy et de sa mere, de laquelle il espere qu’elle ne souffrira pas qu’il soit opprimé par l’injuste aucthorité dudit sieur d’Espernon »[107].
L’éloignement persistant entre la cour et la Catalogne semble offrir un contrepoint essentiel à l’exercice du pouvoir, et donc à l’installation d’une politique royale et générale de confiscations. La minorité du roi, qui ne cessera qu’en 1651, à la fin de notre période, semble également aggraver cet éloignement, et augmenter l’importance des conseillers et des factions de cour. La transposition/reproduction de ces factions en Catalogne, dont il faudra étudier la chronologie précise, dédoublera finalement le problème, faisant que, derrière une politique de confiscations, il faudra peut-être en chercher plusieurs variantes ou variables selon le lieu d’exercice et de représentation du pouvoir.
De ce point de vue, ces questions entraînent une division rigoureuse des sources archivistiques qui, pour reprendre la définition du Code du Patrimoine (L 211-4), « sont l’ensemble des documents, quels que soient leur date, leur forme et leur support matériel, produits et reçus par toute personne physique ou morale, et par tout service ou organisme public ou privé, dans l’exercice de leur activité ». La notion d’organisme public ou privé est liée à notre société contemporaine, mais sa transposition à celle d’organismes royaux (dont les offices à provision royale, comme ceux de l’administration française – intendants, par exemple – qu’ils soient des offices traditionnels à la France ou à la Catalogne) différenciés des organismes gérés par des particuliers ou des groupes distincts ou souverain avec ou sans comptes à lui rendre (comme les fermes, par exemple) prennent un relief particulier dans le contexte des années 1640 et dans l’étendue géographique de la Catalogne. Les offices n’y sont pas vénaux, mais l’administration conservée par les Français est calquée sur le modèle qui existait du temps de Castille, avec la présence d’un vice-roi et d’un Consell Reial (parfois traduit par les observateurs français en Conseil Royal, que nous garderons en catalan pour ne pas entraîner de confusion avec le Conseil d’Etat appelé conseil du roi) réunissant les principaux officiers de judicature – Régent, Chancelier, doyen des docteurs de l’Audience et juges supérieurs appelés jutges de cort – ainsi que le trésorier de Catalogne, et qui sert à la fois de chambre criminelle en première instance pour les causes réservées ou les crimes de lèse-majesté, mais aussi de conseil consultatif du vice-roi en matière de gouvernement et de grâce. Cette vraie copie locale, en plus petit, du Conseil d’Aragon (qui, lui aussi, a son Chancelier, son Régent, son trésorier), entraîne déjà de façon intrinsèquement fonctionnelle un détachement avec la cour et le pouvoir « central », le vice-roi ayant un pouvoir délégué de grâce dont il nous appartiendra de définir les contours et de voir, sous la période française, comment il fut ou non respecté et appliqué. Le vice-roi, appelé « alter nos » (autre nous-mêmes) par les textes officiels, est le représentant du roi en Catalogne mais, de fait, il est amené à prendre un grand nombre de décisions à sa place. A cette administration d’essence royale mais représentative, s’ajouteront des organismes au fonctionnement plus complexe, comme la Batllia General, dont le rôle ne sera que marginal pour notre période, mais dont le rachat au roi d’Espagne par la ville de Barcelona en 1631 est une façon d’introduire la complexité de statut des institutions traditionnelles, sans parler de l’administration « mi privée, mi publique » des biens confisqués qui sera installée entre 1642 et 1644 avec la coexistence de séquestres (personnes nommées par les vice-rois pour prélever les fruits des biens confisqués), d’un receveur général des biens confisqués (dont, on le verra, il sera difficile de définir exactement s’il prendra ou non un intérêt personnel, à la manière d’un fermier, sur son administration), et d’usufruitiers[108]…
La division institutionnelle des archives n’est pas tellement une division matérielle des fonds, mais plutôt une division intellectuelle des documents eux-mêmes, qu’il faut introduire avec rigueur pour bien délimiter les rôles respectifs des différents acteurs impliqués dans notre objet d’étude. Elle permettra de dégager les contours de notre réponse à la première question « Qui ? » mais aussi subsidiairement aux autres questions soulevées. La division entre la Catalogne, « loin du roi », et la cour (essentiellement à Paris et dans les châteaux alentours, mais, lors de ses voyages, en Picardie ou à Bordeaux) est une première frontière tracée entre deux types de documentation. Cette frontière, remarquons-le d’ores et déjà, ne dépend absolument pas d’un critère d’appartenance sociale ou, surtout, d’appartenance nationale. En effet, ces deux foyers peuvent eux-mêmes être divisés en plusieurs catégories selon le point de vue considéré, et qui se retrouver dans chacun d’eux : Catalans/Français ; pouvoir royal et représentants/observateurs ; dirigeants/coteries. Ces critères détermineront d’ailleurs le classement de nos documents annexes. Dans les deux derniers cas, les individus cités peuvent être Catalans et Français. Des observateurs catalans, envoyés par les institutions de la terre ou présents pour leur propre intérêt, résideront à la cour, parfois très longtemps (ce sera le cas d’Isidoro de Pujolar, de 1642 à 1648, et de Magí Sivilla[109], de 1641 à 1657). Pour illustrer la pertinence des divisions exprimées plus haut, on peut rappeler la terminologie utilisée dans les sources d’époque, qui font une claire différence entre les ministres de la cour, appelés « ministros superiores » en castillan (ministres supérieurs) et les officiers présents localement (Catalans comme le Régent, le Chancelier, le trésorier, mais aussi Français comme l’intendant Argenson qui exerce un grand pouvoir au début de la période) appelés « ministres inferiores ». Dans son mémoire précité, Observations et advis necessaires touchant la Catalogne, Bernard du Plessis-Besançon montre éloquemment l’importance des observateurs au service direct du pouvoir royal (i.e. du cardinal Mazarin) « extérieurs » aux officiers locaux, même royaux :
« Il est d’autant plus necessaire en ce rencontre de parler de toutes ces choses pour en informer les ministres supérieurs qui ne les peuvent voir que par le moien de leurs émissaires, que la nation catalane est difficile a gouverner, la Catalogne un nouvel Estat, et fort esloigné de la cour ; afin qu’ils puissent avoir des fondements certains pour apuier leur conduite »[110].
Il représente lui-même, évidemment, ce type d’observateurs proclamés impartiaux qui va permettre au cardinal d’avoir une vision plus pertinente du corps politique de la province, et donc, faut-il comprendre, des abus qui s’y produisent. Le fait que Du Plessis-Besançon parle de la Catalogne comme d’« un nouvel Estat » n’est pas non plus innocent : la « nation catalane », certes, est difficile à gouverner – et dans son mémoire il s’emploie à dépeindre selon un vocabulaire typique de l’âge baroque ses « humeurs » et ses « inclinations », dont il donne une vision peu indulgente qui a choqué Oscar Jané – mais la présence de gouvernants français surajoutés aux gouvernements catalans crée une situation inédite. Dans ces circonstances, Du Plessis propose des remèdes à la multiplication des malcontents en Catalogne (parmi les Catalans) dont l’un des principaux est de tirer partie des « bons succes et la puissance des armes du roy dans le pays, ouvrant le chemin de la cour aux Catalans par la necessité d’y aller pretendre et impetrer les graces qui seront en consideration, afin de leur en faire cognoistre la douceur et la magnificience, et porter leurs plaintes legitimes aux ministres superieurs ». La conception exprimée par cet observateur – qui n’exerce pas, nous le reverrons, de charge politique en 1645 mais seulement un commandement militaire – n’est donc pas qu’une vision raciste ou méprisante des naturels du pays, mais également une plongée transversale sur la nouvelle société politique, où ceux-ci pourront avoir des « plaintes legitimes » sur le gouvernement de la province, plaintes qui devront nécessairement être adressées au souverain.
D’un côté vont se trouver les documents émanés du roi et des ministres de la cour, que nous appellerons du terme générique de « communication royale ». Cette notion est – cela découle des considérations déjà introduites – compliquée après 1643 par le fait que le roi est mineur. Ainsi, les lettres missives du roi, qui s’adressent à des particuliers et des communautés, de même que ses lettres closes, ne sont évidemment pas rédigées par le souverain lui-même, âgé de 5 ans au début de la période et de 14 à la fin, bien qu’elles représentent officiellement sa parole. L’expression employée dans tous les documents est « de l’advis de la reyne regente nostre tres honorée dame et mere ». Ces documents officiels se trouvent dans les fonds français conservés sous deux formes opposées : soit sous la forme de la minute, sois sous la forme de la copie dans des registres postérieurs. A ce titre, les archives conservées au Service historique de la défense, à Vincennes, sont d’un apport riche et inédit. Habituellement, elles ne sont pas utilisées par les historiens de la Catalogne pour la période 1640-1650, voire 1640-1659. En effet, en 1659 commence une série très complète de minutes de lettres du secrétaire d’Etat de la guerre Michel Le Tellier puis de son fils Louvois. C’est d’après ce fonds extrêmement complet qu’Alain Ayats a réalisé son travail majeur sur Louis XIV et le Roussillon, en opérant un dépouillement systématique de toutes les minutes de lettres envoyées par les secrétaires d’Etat aux intendants de Roussillon et quelques autres correspondants qu’ils avaient sur place ; ayant vu l’ensemble, son analyse ne peut qu’en être plus fine et circonstanciée. En revanche, pour la période antérieure à 1659, ces archives posent problème puisque les minutes des lettres de Michel Le Tellier qui, rappelons-le, a été en poste du 13 avril 1643 à janvier 1651 et de décembre 1651 au 24 février 1662, et avait depuis le début de son mandat le « département » de la Catalogne (puis du Roussillon après 1659), ne sont pas conservées. Pourtant, un dépouillement des cotes A1 64 à A1 138 (période 1642-1652), nous a permis de trouver de nombreux documents touchant directement notre objet d’étude. Ces documents sont certes d’une interprétation et surtout d’une utilisation immédiate difficile, puisqu’il s’agit de minutes d’expéditions (lettres patentes, brevets…).
Ce sont pour ainsi dire les brouillons des actes officiels dont l’expédition était le rôle traditionnel du secrétaire d’Etat ; ces actes étaient dressés par les commis du bureau de M. Le Tellier puis transmis au chancelier pour être scellés et adressés à leur expéditeur. Disons tout de suite que cette collection, là encore, n’est pas exhaustive : on a trouvé par ailleurs des références à des expéditions authentiques passées par ce secrétariat d’Etat dont la minute n’y figure pas. La principale difficulté de ces documents est leur écriture extrêmement cursive, souvent illisible d’un coup d’œil. On comprend que cet obstacle ait pu décourager des chercheurs étrangers qui ne disposaient que de quelques nuits d’hôtel, ou des chercheurs pressés. Sanabre n’a pas osé s’y aventurer. Ainsi, constituées pour l’essentiel de ce type de documents, les archives de la défense pour la Catalogne de 1642 à 1652 demeuraient à ce jour absolument inédites. Pourtant, les expéditions représentent un point central de la politique monarchique. Les actes préparés dans les bureaux des commis n’ont pas tous été expédiés ; la genèse des actes est complexe et, comme nous le verrons, particulièrement en ce qui concerne la Catalogne. Etudier ce cheminement, c’est tenter de comprendre tout le mécanisme d’élaboration des décisions politiques, leur expression et leur signification. L’ignorance de ces minutes de la part des historiens s’explique aussi peut-être par une considération insuffisante de l’histoire diplomatique (celle de la forme et de la tradition des documents), considérée comme moins importante que l’histoire politique, sociale ou économique. De plus, les inventaires sont succincts et elliptiques à souhait puisque le contenu des registres est indiqué par des mentions terminant toujours par « Etc. », ou bien du genre « Catalogne. Divers »[111]. Beaucoup de documents inédits et stratégiques concernant la Catalogne et l’exercice de la faveur royale à destination des Catalans ne figuraient ainsi sur aucun inventaire disponible.
Pour la correspondance générale de Michel Le Tellier, on ne trouvera pour cette période au Service historique de la défense que des registres de « Dépêches principales du Bureau de M. Le Tellier », c’est-à-dire des copies bien postérieures et réalisées au milieu du XVIIIe siècle pour le ministre de la Guerre Angervilliers. Copies partielles, qui plus est. La version la plus complète de la correspondance de Michel Le Tellier est conservée, là aussi sous la forme de copie, mais cette fois beaucoup plus étendue, et probablement contemporaine du ministre lui-même, dans des registres de l’ancien fonds « Le Tellier-Louvois » de la Bibliothèque nationale de France (à partir duquel semble avoir été réalisée la collection d’Angervilliers du SHD). Le même fonds comporte à la fois des registres de dépêches du département de Le Tellier, c’est-à-dire des lettres missives du roi adressées à des particuliers et des communautés (dans notre cas, les vice-rois de Catalogne, les militaires en service sur place, les officiers catalans, les Consistoires ou les chapitres cathédraux) et expédiées par le secrétaire d’Etat, mais aussi la correspondance personnelle de ce ministre, active pour la plupart (ces registres étant sans doute réalisés à partir de minutes originales aujourd’hui disparues), mais aussi passive. Il n’est pas possible à l’heure actuelle de dire à quel point ces registres sont exhaustifs.
Michel Le Tellier était le secrétaire d’Etat chargé de la Catalogne, mais cela ne signifie pas qu’il soit le seul interlocuteur des Catalans et de leurs institutions. Cette perspective se trouve particulièrement illustrée par les archives du Ministère des Affaires étrangères, conservées à La Courneuve en région parisienne. Elles sont, de loin, les plus fournies et les plus importantes pour notre travail. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, pour notre période, ces archives n’émanent pas du secrétaire d’Etat des Affaires étrangères. Celles que l’on trouve dans la série Correspondance politique Espagne, numéros 20 à 32 pour la période 1641-1652, et qui conservent principalement la Catalogne, sont en réalité celles des bureaux de Mazarin lui-même, qui, en tant que principal ministre, se réservait le traitement des affaires internationales, parmi lesquelles la Catalogne était considérée. Ainsi, les affaires politiques de la province se partagent entre Le Tellier, qui correspond avec le visiteur général Pierre de Marca (nous allons en reparler), et le cardinal qui reçoit des suppliques et écrit lui-même des lettres aux Catalans pour les assurer de son intérêt et de sa bienveillance. Il ne s’agit pas ici de papiers personnels, mais d’archives collectées dans les bureaux de ses collaborateurs directs comme Hugues de Lionne, principalement des lettres et mémoriaux reçus de Catalogne ; Lionne a probablement reçu au cours de l’année 1643 l’attribution officieuse des affaires catalanes. Beaucoup d’aspects de la politique et de la gestion des affaires étrangères échappaient au ministre en titre, Bouthillier, qui était d’ailleurs souvent supplanté dans ses fonctions par son père Chavigny. De façon plus épisodique, cette série conserve des minutes de lettres envoyées en Catalogne par Mazarin et ses collaborateurs, et quelques registres de copies. Les minutes étant rarement signées, il est souvent difficile de dire qui était l’expéditeur exact. De plus, Mazarin avait l’habitude de faire couramment écrire ses lettres par Hugues de Lionne ou d’autres, ce qui ne signifie pas forcément, d’ailleurs, qu’il n’ait pas dicté lui-même la lettre en question, ou qu’il n’en soit pas l’inspirateur. A force de consulter ces archives, une reconnaissance des écritures de chacun s’est imposée automatiquement. On a pu remarquer que des minutes de lettres envoyées sous le nom d’Hugues de Lionne étaient de la propre main de Mazarin… La série Correspondance politique Espagne Supplément, quant à elle, comporte à la fois des bribes des papiers de Mazarin, et aussi de petits fonds provenant d’autres sources, réunis ici de façon artificielle. Ces fonds sont entrés par voie d’achat, ils renseignent davantage sur certains acteurs présents en Catalogne que sur la politique royale et gouvernementale. Quant à la série Mémoires et Documents, elle est entièrement artificielle, et la provenance des documents est fort difficile à déterminer, même si l’on pense qu’ils pouvaient émaner également des papiers du secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères.
D’un autre côté, on trouvera les documents émanés de Catalogne qui sont également d’une grande variété en fonction de leurs producteurs. Les archives des Affaires étrangères sont de ce point de vue les plus riches. Ce fonds maintient un équilibre intéressant entre les papiers écrits en français, envoyés par des Français présents sur place, et des requêtes diverses de Catalans, essentiellement des plaintes contre les excès des gens de guerre, et, en grand nombre aussi, des listes de services envoyées afin d’obtenir des récompenses – si pénibles à Josep Sanabre. Nous aurons amplement l’occasion de revenir sur l’intérêt de ces documents, que l’on trouve uniquement dans ce fonds. Ils nous aident à reconstituer les procédures de sollicitation et d’obtention de la grâce royale, de façon assez précise et piquante. Identifier l’expéditeur, mais surtout le destinataire, donne de considérables renseignements sur le trajet de la correspondance partie de Barcelona. On trouve ainsi un grand nombre de lettres envoyées par les Consistoires aux souverains et à Mazarin. La présence de ces documents solennels destinés au souverain lui-même dans les papiers de Mazarin en dit long sur l’exercice du pouvoir. Ces documents ont été traités par Hugues de Lionne, annotés, et probablement transmis au cardinal. Une grande majorité de ces documents est datée. Cependant, nous verrons qu’il faudra souvent se méfier des datations ajoutées, souvent fautives – et qui ont beaucoup trompé les historiens –, de même que des identifications données par les scribes d’époque ou les archivistes postérieurs. Quoi qu’il en soit, il faut prendre ces documents comme des exercices de représentation et de communication officielle, de la part des institutions, ou prestigieuse de la part des particuliers. Il n’est pas habituel de s’adresser à son souverain ou au premier ministre.
L’aspect le plus difficile à traiter d’après la documentation semble donc la gestion locale des confiscations. En effet, la communication officielle émanée des Catalans et des Français présents sur place n’en parle que de façon générale, pour les premiers, souvent dominée par la dénonciation des abus du gouvernement français (distributions injustes des vice-rois, non-paiement aux créanciers légitimes des dettes assises sur ses biens…) ; et incomplète, voire dissimulatrice, pour les seconds. Cet état de fait semble avoir une profonde signification sur le plan politique, qui informera directement notre question de savoir qui exactement avait la responsabilité des biens confisqués. Sur place, les archives de gestion manquent. La découverte essentielle fut celle du fonds dit « de Monarcas Intrusos » à l’Arxiu de la Corona d’Aragó, qui nous fut inspirée par une relecture plus attentive des sources utilisées par Sanabre, et les conseils éclairés de Núria Sales. Le nom d’ « Intrusos » (les Intrus) fut donné aux registres des rois médiévaux ayant régné dans l’espace géographique de l’Aragon et de la Catalogne, mais n’appartenant pas à la dynastie en titre. Il a donc logiquement, quoique d’une façon un peu amusante, été attribué à plusieurs séries de 84 registres, classés dans la section Cancilleria de ces archives, émanant du gouvernement français de Catalogne sous les rois Louis XIII et Louis XIV, de 1642 à 1652. Il faut diviser ce fonds de façon rigoureuse et précise, car tous les registres n’émanent pas des mêmes institutions.
Deux séries de registres émanent de la chancellerie de Catalogne. Cette dernière était établie près du vice-roi, dirigée par le Chancelier – durant notre période, le Chancelier Llorenç de Barutell –, chargée d’expédier les actes qui lui revenaient. Sous la monarchie castillane : de petites rémissions, petites grâces et récompenses pécuniaires, nominations à des bénéfices secondaires. L’un des enjeux de ce travail, enrichi par ces archives, sera de montrer l’augmentation de ces pouvoirs par les vice-rois, et la distribution de grâces jusque-là réservées au souverain. Une première série appelés « Comune » par l’inventaire, numérotés de 64 à 109, contient ce que nous appellerons des lettres de chancellerie, c’est-à-dire l’enregistrement d’actes émanés du vice-roi relatifs à des procédures judiciaires (convocations, mises en demeure, lettres d’évocation à la Reial Audiència, tribunal suprême de Catalogne, de causes traitées par des juridictions inférieures). Cette série a pu nous donner ponctuellement des informations sur certains procès concernant les biens confisqués, alors que les archives de la Reial Audiència de la période française ont elles-mêmes été perdues en majorité. La consultation de ces registres nous a fait considérer, pour la première fois, l’ampleur du contentieux survenu à cause des confiscations. Ce contentieux a rarement un rapport direct avec les faits de haute politique, avec les motifs initiaux de la confiscation pour crime de lèse-majesté, mais davantage avec les dettes des biens confisqués, des complexes questions d’héritage et de gestion qui sont entrevus dans les mémoires envoyés par les Catalans à la cour, mais trouvent ici une expression précise.
Les trois séries suivantes séparées par l’inventaire sous les noms d’ « Oficialium », de « Diversorum » et de « Curiarum », n’en forment en fait qu’une seule sur le plan diplomatique et politique. La consultation des registres concernés (110 à 112 ; 113 à 125 ; 126 à 129) montre clairement que ces registres sont de la même nature et ne présentent pas de différence typologique, ni dans leur présentation, ni dans les transcriptions d’actes qu’ils contiennent. En réalité, nous pensons que la différence entre les registres, couvrant tous des périodes chronologiques qui se chevauchent les unes les autres, vient des personnes qui les ont réalisés. En effet, les actes émanés du vice-roi (grâces, rémissions, ordres de paiement) étaient expédiés par des secrétaires appelés scrivans de manament (scribe des commandements) et enregistres par d’autres appelés scrivans de registre (scribes des registres), ces derniers étant d’un nombre plus élevé. Nous en avons identifié certains que nous évoquerons au cours de notre étude. Ces particularités diplomatiques, non relevées par les historiens, semblent essentielles pour l’intelligence des documents. Dans tous ces registres sont, de temps en temps, transcrits des actes émanés de la chancellerie de France, tels que des lettres patentes et des brevets. Pour être exécutés sur place, les dons venant du roi devaient être enregistrés par la chancellerie de Catalogne. Là encore se trouvent de précieuses informations sur la fréquence mais aussi les circonstances de l’enregistrement des actes royaux.
Revenons sur quelques points particuliers observés dans ces registres et qui constituent un point central de notre recherche. Les transcriptions d’actes produits localement concernant les biens confisqués – le type même de décision qui est totalement absente des archives conservées à Paris – sont de plusieurs sortes : 1) Des sentences judiciaires entraînant la confiscation des biens de certains particuliers ; 2) Des ordres de paiement et dons de pensions sur les fonds provenus des biens confisqués : les noms cités par ces actes sont une source hautement précieuse pour reconstituer leur gestion ; 3) Des fondations de procureur pour la prise de possession des biens par le fisc royal ; 4) Des ordres de mise en fermage (arrendament) ou de vente à l’encan de certains biens ; 5) Des provisions de « séquestre » en faveur de particuliers, c’est-à-dire pour prendre en charge l’administration d’un bien. Ces informations, toutes très éparses, doivent être évidemment croisées pour en tirer des conclusions. Dans tous les cas, on considèrera les mentions de chancellerie, inscriptions marginales qui font référence au paiement du « droit du sceau » (taxe pour l’expédition de l’acte), qui était le principal revenu de la trésorerie royale de Catalogne. Elles ne figurent pas sur tous les actes, mais leur présence ou non peut donner des informations sur l’application de la décision, dans une projection plus large, dépassant la lecture myope du simple texte. On considèrera aussi la différence de statut des actes enregistrés. Certains sont immédiatement produits sur l’ordre du vice-roi, comme les ordres de paiement destinés au trésorier de Catalogne, les fondations de procureur, les ordres de vente ou de mise en fermage. La date donnée dans le texte de l’acte peut être considérée comme très proche de celle de son enregistrement. Affirmation souvent corroborée par la présence, avant et après l’acte en question, d’autres transcriptions d’actes datant du même mois ou de la même semaine. A l’inverse, les actes plus solennels, particulièrement ceux émanés de la cour, se trouvent enregistrés bien plus tard que leur date de rédaction. Ce retard, que l’on évalue en comparant les autres actes du registre et celui qui nous intéresse, est extrêmement significatif, et illustre en grande partie les plaintes des Catalans au sujet de l’important décrochement observée entre la cour, où l’on expédie des grâces au nom du roi, et Barcelona, où l’on refuse et retarde leur enregistrement.
Une troisième série, composée de trois registres appelés chacun « Liber Apocharum bonorum confiscatorum » (Livre des quittances des biens confisqués), devrait en fait être séparée en deux. Sur les trois registres, l’un émane du trésorier royal, et les deux autres émanent d’un homme qui avait été nommé en 1643 « receveur général des biens confisqués », Francesc Sangenís[112], et dont la fonction nous a paru dès le départ très étrange, vu qu’au même moment le trésorier royal lui aussi faisait signer des quittances (apochas) à des personnes qu’il payait sur des fonds provenant de biens confisqués… Ces registres ne sont malheureusement pas, signalons-le, des documents de gestion des biens confisqués, mais uniquement des suites de quittances conservées par les deux administrateurs pour justifier de leur bon droit et pour rendre leurs comptes au contrôleur des comptes des officiers de Catalogne, appelé lloctinent del Mestre Racional. Ces nuances, qui allaient vite se révéler innombrables, ne pouvaient absolument pas se deviner en partant d’autres fonds d’archives. Un dernier registre, isolé, a pu enfin nous être utile : le numéro 143, qui contient toutes les cridas du vice-roi, c’est-à-dire des déclarations publiques affichées dans Barcelone portant des dispositions à caractère législatif, comme la notification d’une poursuite à l’encontre d’un accusé, la déclaration officielle de la culpabilité d’une personne jugée, ou encore des mesures incitatives visant à proposer des récompenses à ceux qui dénonceraient telle ou telle personne… Ce registre permet de suivre notamment l’évolution des mesures dissuasives édictées par le gouvernement, mais aussi le déroulement chronologique des procès contre les traîtres qui entraînent la confiscation de leurs biens. En résumé, les registres des « Intrusos » nous renseignent sur trois plans : l’administration des biens réunis au fisc royal et gérés par le trésorier ou le receveur général, et celle des biens mis sous séquestre ; l’attribution de la grâce du vice-roi et celle de la grâce royale ; certains manquements ou perturbations dans les deux catégories précédentes (par la répétition des ordres ou la demande expresse de réparer un dommage).
Les Archives départementales des Pyrénées-Orientales, où nous pensions, au moment de commencer nos investigations, mener l’essentiel de notre travail, ont été une source secondaire, mais cependant décisive pour notre travail. Elles conservent peu de documentation pour la période 1642-1652, mais cette affirmation générale n’empêche quelques exceptions. Tout d’abord, le fonds de la Procuració Reial des Comtés, là aussi composé de registres où étaient consignés les actes relatifs aux aliénations du patrimoine royal dans la région, aux paiements sur ses revenus, et aux nominations d’officiers de cette cour qui traitait aussi le contentieux. On trouve quelques informations précieuses confirmant nos observations sur les délais d’enregistrement des actes, mais aussi des traces très vivantes du conflit qui opposait la ville d’Ille au nouveau seigneur qui avait obtenu la donation de la vicomté confisquée, la Procuració Reial jouant semble-t-il un rôle d’enregistrement, donc d’authentification et de garantie des actes royal, en l’occurrence en faveur du seigneur. Signalons le très riche minutier notarial du Roussillon, que nous n’avons pas pu, faute de temps, consulter de façon exhaustive. Quelques recherches sous forme de sondage nous ont permis de trouver un ensemble très complet de contrats de fermage et de documents de gestion de la vicomté de Canet, appartenant au fonds du notaire de cette vicomté. Ces documents renseignent directement sur la gestion mise en place par le nouveau seigneur, bénéficiaire du don de la seigneurie confisquée, le Régent de l’Audience Josep Fontanella. Enfin, la série 1 J des actes divers contient un dossier relatif aux trois prises de possession successives, par procureur interposé, des biens confisqués qui avaient été donnés à l’agent de Catalogne Isidoro de Pujolar. L’importance de ce personnage, la citation du cas particulier de sa gratification dans des mémoires politiques envoyés de Catalogne (dont l’un a été rédigé par le procureur en question !) font de ces vestiges d’origine inconnue une trouvaille particulièrement appréciable.
Plus marginalement, nous avons utilisé le Dietari de la Generalitat de Catalunya, qui est une sorte de journal avec comptes rendus plus ou moins longs des réunions des députés de la Generalitat, un résumé de la correspondance qu’ils entretiennent avec diverses institutions et avec le roi, des ambassades qu’ils envoient ou reçoivent… Ce Dietari, composé de plusieurs tomes conservés aux Archives de la Couronne d’Aragon, a été heureusement retranscrit par les soins de la Generalitat actuelle (cette institution ayant été recréée de 1931 à 1939 et de 1977 à nos jours) et se trouve facilement[113]. Les archives des institutions de la terre sont particulièrement riches, mais elles ont été très étudiées par les historiens catalans depuis longtemps, alors qu’ils n’ont pas exploité de façon exhaustive les 84 registres conservés sous la cote « Intrusos » de l’Arxiu de la Corona d’Aragó. D’autres recherches sont à mener dans les fonds du Conseil des Cent et de la Generalitat, comme les correspondances des Consistoires, mais le temps limité dont nous disposions pour cette étude nous a porté à privilégier des sources moins connues voire inédites, d’autant que les archives françaises conservaient un grand nombre de documents émanant des Consistoires et renseignant sur la position de ces institutions au sujet des confiscations. D’autre part, les archives plus strictement espagnoles, celles du Conseil d’Aragon et de la cour, par exemple, ne nous semblaient pas non plus essentielles, dans la mesure où l’aspect des Catalans exilés du côté castillan, des dédommagements dont ils bénéficiaient, avaient déjà été bien traité par l’historien Jordi Vidal ; notre parti étant de redonner vie à la société catalane restée sous la domination française et à ses acteurs marquants.
Rentrant dans plusieurs catégories à la fois, les personnages d’Isidoro de Pujolar, de Pierre de Marca et de Bernard du Plessis-Besançon doivent faire l’objet d’une présentation à part. Le premier est un catalan présent à Paris depuis 1642 au titre d’ « agent général des Consistoires » ou « agent de Catalogne à Paris ». Cette charge est de nature assez vague. Dans les faits, Pujolar centralisait beaucoup de correspondances envoyées de Catalogne – de la Generalitat, du Conseil de Cent, qui étaient ses patrons de départ ; de diverses communautés, de particuliers – les résumait et les traduisait en Espagnol à l’intention des ministres français, donnant périodiquement de petits feuillets avec la date et le lieu d’où venaient les nouvelles (que nous avons appelés, pour mieux les reconnaître, « Noticias de Cataluñan »). Hugues de Lionne le protégeait et l’utilisait beaucoup pour sa gouverne. Aussi, on pourrait dire sans trop exagérer qu’une bonne partie des volumes conservés aux Affaires étrangères dans la série Correspondance politique Espagne émanent de ce personnage prolifique. Il a modifié dans le sens qui lui convenait – et à la faction catalane à laquelle il appartenait – un grand nombre d’avis venus de Catalogne, ce pourquoi il sera destitué par les Consistoires en 1648. Mais l’existence même d’un tel individu à Paris, reçu fréquemment à la cour, caressé par Lionne, interroge profondément sur la conjoncture de l’époque et les relations entre la cour et Barcelona. Pujolar, à force de se comporter en courtisan et de se présenter aux ministres comme l’intermédiaire obligé des affaires catalanes, finissait par ne plus représenter le Principat et les Catalans, mais uniquement lui-même. Il peut paraître étonnant que la cour ait gardé ses services pendant une période aussi longue, et que ce soient les institutions catalanes qui aient décidé de son renvoi final. C’est sans doute un effet de l’important « décrochement », observé plusieurs fois au cours de ces propos introducteurs, entre la cour et Barcelona, les personnes présentes respectivement dans l’une et dans l’autre ne pouvant parfaitement se comprendre, ne vivant pas sur le même temps et dans les mêmes réalités : entre 12 et jours étaient nécessaires pour acheminer une nouvelle en traversant la France. Dans ce contexte, il n’était pas étonnant que des aventuriers puissent monopoliser l’information.
Pierre de Marca, enfin, s’est imposé dès le départ comme l’un des personnages clefs de notre travail. Nous avons déjà parlé de sa position de client de Séguier. C’est surtout sa correspondance avec Michel Le Tellier qui va nous retenir ici. Source immense et incontournable de l’histoire de la Catalogne française, cette correspondance a fait l’objet de plusieurs copies au cours des siècles, les lettres originales et brouillons étant partagées entre différents fonds, notamment le fonds Baluze de la Bibliothèque nationale. Une copie précoce a pu être réalisée sous la houlette de Marca lui-même, du moins des inscriptions au sein des registres semblent de sa propre main : elle est conservée dans le fonds Le Tellier-Louvois de la Bibliothèque nationale de France. Cette collection a pu être acquise auprès des héritiers de Marca par Le Tellier ou son fils Louvois, car elle concerne en premier chef le secrétaire d’Etat, à qui elle est adressée. On trouve des copies, probablement réalisées par l’un des secrétaires et héritiers de Marca, Etienne Baluze (1630-1718), et qui figurent dans le même fonds Baluze de la Bibliothèque nationale. Une copie ancienne fut achetée dans le commerce par l’historien Sanabre, et léguée à sa mort à l’abbaye de Montserrat où elle se trouve encore aujourd’hui. Il s’agit d’une reprise exacte du contenu des volumes de la Bibliothèque nationale. Le lecteur jugera amplement au fil de cette étude le contenu de cette correspondance : elle donne le tableau le plus vivant et le plus complet de la Catalogne française, Marca ayant eu un rôle primordial dans son administration. Ses lettres sont des comptes rendus précis de la situation politique, religieuse, militaire et économique de la province, destinés au secrétaire d’Etat qui en avait la charge. Marca insiste particulièrement sur le comportement de la noblesse et des prélats, qu’il cite tous nommément. On ne connaît que par le lui l’action d’un certain nombre de grandes figures catalanes comme Felip de Copons, Francesc de Sagarra, Francesc de Tamarit. D’autres, comme le Gouverneur Margarit ou le Régent Fontanella, sont vus de façon moins fiable et plus partiale. Marca noua une sincère amitié avec Margarit, qu’il tâchait d’appuyer en toutes occasion auprès de Le Tellier. Ils menaient en étroite collaboration (notamment durant des périodes d’interrègne où la Catalogne était dépourvue de vice-roi). A l’inverse, il devint immédiatement l’ennemi du Régent, qu’il ne cessa de dénoncer, en demandant qu’il soit sorti de Catalogne. Les lettres de Marca doivent donc être interprétées en les croisant avec tous les autres documents disponibles. Leur principal intérêt, pour la définition générale de notre sujet, peut être résumé en reprenant ces mots que nous écrivait Núria Sales : « la philosophie des attributions et des factions opposées au sein même des français en Catalogne, et ses critiques violentes du « self-service » opéré en une première époque »[114].
Bernard du Plessis-Besançon bénéficie aussi d’un éclairage particulier par la conservation d’une bonne partie de ses archives aux Affaires étrangères. Le service fit l’acquisition de ce fonds au début du XIXe siècle, il consiste en plusieurs volumes de la série Correspondance politique Espagne Supplément. Les documents datent en majorité du second séjour de Du Plessis en Catalogne, au cours de l’année 1645, et non pas malheureusement de son premier au cours duquel il négocia l’alliance franco-catalane. Comme nous l’avons dit, Du Plessis est un observateur français en Catalogne qui, en envoyant ses avis au cardinal, œuvre pour l’amélioration du gouvernement local. Il agit, dit-il, pour le bien public. Mais ce n’est pas de cet œil que le voit Pierre de Marca, dont les théories sur la composition de la société catalane, et particulièrement de la noblesse, sont diamétralement opposées. Les observateurs français de Catalogne sont donc, dans une autre dimension que les observateurs catalans intérieurs ou extérieurs à la cour, à considérer pour eux-mêmes dans les contraintes géographiques, hiérarchiques et sociales qu’ils incarnent, mais ne doivent pas être confondus entre eux car la diversité de leurs positions et de leurs formations est le socle du modèle politique original et nouveau de la Catalogne française.
Une fois posées les premières interrogations du chercheur face à une documentation qu’il ne connaissait pas encore (Qui ? Quoi ? Comment ?), il faut maintenant tenter de dégager une vraie problématique, qui permette d’allier toutes ces questions et de les dépasser, de joindre la perspective française à la perspective catalane pour rendre toute la finesse des rapports humains, d’homme à homme, qui se jouent à une période caractérisée par le clientélisme. Les confiscations sont-elles un moyen de pouvoir ? Leur possession est-elle synonyme de puissance ? Sont-elles l’instrument d’une politique de conquête ou d’assimilation de la Catalogne ?
Ces questions devront elles-mêmes, à travers les termes employés, nuancées au fil de notre travail, afin de parvenir à des considérations les plus générales et les moins hasardeuses possibles. Pour reprendre les termes de Daniel Séré dans l’introduction de son ouvrage sur La paix des Pyrénées dont le propos est de montrer la succession des négociations jamais interrompues avant une date fatidique (1659) qui n’est que l’aboutissement d’un processus souvent ignoré : « C’est donc une présentation de type chronologique qui constitue la base indispensable pour soutenir une réflexion qui vise à depasser la simple succession des évènements »[115]. Pour nous, la date fatidique de 1652 n’a rien de fatidique. Ou plutôt, elle ne devrait pas forcer une réflexion déterministe et vectorielle portant nécessairement, de l’entrée du premier vice-roi à Barcelona en 1642 à la chute de la ville exactement dix ans plus tard, vers l’effondrement de la domination française. Une telle vision a été celle de Sanabre, de certains historiens catalanistes pour lesquels la présence française était refusée de façon naturelle et unanime par les Catalans. A la limite de la téléologie et de la boule de cristal, cette perspective annihile les efforts faits par le gouvernement, mais, dans une plus large mesure, par ses représentants et envoyés locaux, par ses partisans catalans, pour installer une administration puissante dans la province. C’est plutôt une évolution à plusieurs temps qu’il nous faut envisager ici, en considération des intérêts divergents et des changements de conjoncture et de protagonistes survenus au cours de la période. Considérant le pouvoir français en Catalogne, trois époques peuvent être dégagées, qui correspondent à trois modes et circonstances d’exercice différents. Une première période s’étend de l’entrée du premier vice-roi en 1642 à 1644, qui est la date d’arrivée de Pierre de Marca mais aussi la date de départ du deuxième vice-roi, le maréchal de La Mothe. Une deuxième, qui comprend deux mandats de vice-rois dont l’un est le plus long de la période et aussi le plus stable, s’étend jusqu’en 1648. Une troisième, enfin, correspond à la période la plus critique de l’autorité française, les premières grands conflits avec les institutions catalanes, ainsi que les menaces militaires espagnoles, commençant à menacer l’équilibre de l’ensemble.
La première période est celle de l’installation de l’administration française en Catalogne. Il est nécessaire de se demander quand débutent exactement les confiscations. Sont-elles un effet direct de la politique française après 1642 ? On verra qu’en réalité les confiscations ont suivi une évolution graduelle à la fois historique, juridique, institutionnelle et sociale conduisant, au moment de l’éclatement de la révolte des Segadors et de la récupération de l’autorité politique par les institutions de la terre (au tournant de 1640 et de 1641), à une prise en main des confiscations par ces dernières. C’est sur cette base, légèrement antérieure à la soumission de la province, que les Français vont devoir s’implanter. Nous verrons donc comment ils prennent conscience de la question, comment les autorités tentent d’adapter (pour leur compte ?) une situation déjà en place, et en instaurer une nouvelle. Grande période d’exils (aux lendemains de la révolte, avec la soumission à la France, avec le soulèvement pro-castillan du Val d’Aran en 1643), c’est logiquement celle de l’afflux des patrimoines confisqués. Lorsque les Français arrivent, ils ne connaissent absolument pas les traditions et les usages de la province, et ils vont devoir s’y affronter ou s’y adapter. En Catalogne, selon le mode de fonctionnement de la cour de France bien analysé par les historiens du XVIIe siècle, les premiers gouvernants français vont se former une première clientèle catalane. L’intendant Argenson se trouve en position de force après le départ du premier vice-roi Brézé, puisqu’il reste seul et assure un interrègne que Sanabre a qualifié de « dictature ». Argenson va mettre en place un premier système de gestion des confiscations, sans aucun contrôle de la cour. Sa stratégie sera d’y envoyer une information vague ou incomplète afin de pouvoir disposer des biens confisqués en faveur des ses clients, par l’intermédiaire des « séquestres », un système qui permet aux titulaires de percevoir une partie des fruits des seigneuries confisquées et d’exercer la juridiction sans être obligé de passer par l’expédition de lettres patentes (venant nécessairement de la cour). Au même moment, le gouvernement subit un bouleversement : le passage, après la mort de Richelieu, de la clientèle de ce dernier à celle de Mazarin, qui se manifeste par des changements de ministres, mais aussi une certaine défiance pour les membres de l’ancienne coterie, à l’exception de ceux qui savent habilement passer de l’une à l’autre. De façon différée, ce bouleversement va provoquer le rappel d’Argenson puis, surtout, du nouveau vice-roi La Mothe en décembre 1644.
Mais ces faits historiques ne doivent pas empêcher d’aborder des considérations transversales : c’est pendant cette période que se dessinent les traits marquants de l’administration française et catalane des biens confisqués. D’une, part la multiplication des acteurs, entre receveurs, procureurs, fermiers, qui viennent rapidement s’ajouter aux séquestres ; d’autre part, une gestion difficile à rationnaliser à cause de l’endettement des patrimoines, de leur complexité structurelle, des nombreux litiges anciens et nouveaux où ils sont impliqués, et surtout de la difficulté à connaître de façon certaine leur valeur et leur composition. La cour commande des états à plusieurs reprises, mais l’instruction se perd dans les remous locaux. A peine a-t-on dressé un tel document que de nouveaux biens sont confisqués et que des distributions intempestives viennent tout bouleverser. La noblesse catalane attend une gratification égale et justes des serviteurs de la couronne. Les personnages qui ont servi la France depuis les premiers instants réclament le droit d’être distingués de préférence, de même que ceux qui ont perdu une partie de leur patrimoine pendant la guerre, mais une course aux récompenses très serrée se met en place. Peu sûre, la cour fait timidement de premières distributions, au compte-gouttes, mais qui ne produisent que des couacs. Au même moment, deux gentilshommes obtiennent chacun le don d’une baronnie, l’un peut prendre possession de la sienne, l’autre non. L’entourage du vice-roi y fait obstacle et bloque l’enregistrement des lettres patentes. Mais entretemps, la cour se ravise, et le don est annulé, d’où une grande aigreur de la part du bénéficiaire. Les décisions royales et les actes correspondants se chevauchent, se surajoutent, se contredisent. Les confiscations de Catalogne ressemblent peu à peu à une machine incontrôlable et potentiellement dangereuse, perturbatrice de l’ordre social, menaçante pour la fidélité des nobles. C’est d’ailleurs le moment où s’élabore un nouveau discours nobiliaire spécifique à la Catalogne française, varié dans ses manifestation selon les personnes, mais signifié au roi par de grands textes qui se veulent des leçons de bon gouvernement. Les anciennes légendes de la Catalogne médiévale et l’enthousiasme pour le nouveau souverain se mêlent à des cris d’alarme sur l’appropriation des pouvoirs régaliens par les mauvais ministres, et cette noblesse commence insensiblement à glisser vers un vrai malcontentement (comparable à celui de la noblesse française) dont la politique de confiscations est loin d’être une cause secondaire.
Entre 1644 et 1648 se situe une époque que nous avons appelée l’âge « classique » des vice-rois. La transition avec la précédente se fait pendant les derniers mois de la vice-royauté du maréchal de La Mothe, mais la véritable rupture vient de l’arrivée d’un nouvel acteur de premier plan dans la province, Pierre de Marca. Ce dernier a été nommé visiteur général, avec des fonctions assez semblables à celles d’un intendant quoique sans le titre, mais sa mission profonde est de surveiller le maréchal de La Mothe et ses proches qui sont devenus suspects au cardinal Mazarin, ainsi que corriger un certain nombre d’abus et de malversations qui avaient été dénoncées pendant la période précédente. Mais les éléments catalans hostiles au maréchal de La Mothe – et surtout à la faction catalane qu’il a entretenue autour de lui – finissent par se multiplier, et la cour saisit l’opportunité de leurs plaintes contre l’injustice et le favoritisme du gouvernement pour précipiter la disgrâce du maréchal, qui perd sa fonction de vice-roi et est envoyé en prison. Un nouveau titulaire de la fonction arrive en Catalogne, le comte d’Harcourt. Il va rester pendant environ trois ans, soit le plus long mandat de toute la période. Pierre de Marca, ayant reçu des pouvoirs larges mais mal définis, entend avoir part aux grandes décisions du gouvernement, notamment en matière de grâce et de confiscations. Depuis 1643, les élites catalanes attendaient une distribution générale des biens confisqués, c’est-à-dire de tous ceux qui étaient disponibles, afin de satisfaire le plus de monde possible (ou bien de satisfaire certains plus que les autres). Marca s’y était opposé, pensant que la couronne devait garder un fonds pour l’avenir et éventuellement pour faire face à des dépenses pressantes ; il avait prescrit à Le Tellier une distribution particulière. Suivant son avis, la cour ne bougerait donc pas pour l’instant. Mais Harcourt l’entendait d’une autre oreille : en 1645, en pleine campagne militaire, il décide de faire sa propre distribution pour montrer sa gratitude aux valeureux militaires qui le servent. Sa politique est exactement la même que celle de son prédécesseur, à savoir privilégier une faction restreinte… Mais celle qu’il veut gratifier est l’adversaire de celle qui l’était sous La Mothe ! Devant les réticences de la cour, prévenue par Marca, Harcourt décide alors de se servir d’un nouveau système pour disposer des confiscations sans passer le roi. Aux séquestres d’Argenson et de La Mothe, succèdent les usufruitiers d’Harcourt. Mais au début de l’année 1646, une conspiration est découverte à Barcelona, qui implique en premier chef des membres de la faction avantagée par le vice-roi. Marca et Margarit triomphent, et le déclin politique du comte d’Harcourt coïncide avec son échec à reprendre Lleida, qui précipitent son propre départ de la province en 1647. L’envoi du prince de Condé cette année-là pour redresser la situation soulève un espoir parmi les Catalans, mais il est éphémère car le prince échoue également devant Lleida et refuse également de faire une distribution générale.
Là encore, derrière une trame riche en événements politiques et en poursuites contre les suspects, s’observent des situations d’arrière-plan, plus diffuses. L’aspect social des confiscations et des gratifications apparaît de façon plus évidente et plus dure que pendant la période précédente. Si les biens continuent à être endettés et difficiles à rentabiliser, les vice-rois et les élites françaises et catalanes qui les entourent trouvent des moyens d’en tirer le plus de profit possible : consignations à de riches marchands barcelonais en échange de sommes en numéraire, mise aux enchères de maisons barcelonaises mais vente préférentielle à certains spéculateurs. Certaines veuves très habiles arrivent même à se faire attribuer des biens. Si les nobles continuent à se plaindre, Harcourt les favorise encore plus nettement que La Mothe. Mais il y a de véritables oubliés de ces gratifications, ou, plus encore, certains secteurs qui en pâtissent. En premier lieu, les corps constitués de la province. La Generalitat est lésée dans son patrimoine fait à la famille de Chabot, quand la ville de Barcelona, qui a prêté beaucoup d’argent à la couronne, échoue à obtenir un patrimoine confisqué, Marca s’y opposant pour éviter d’augmenter encore le pouvoir d’une cité déjà puissante. Quant aux communautés villageoises, elles se plaignent des abus des gouverneurs des places qui ont obtenu de la part du vice-roi la jouissance de beaucoup de biens confisqués situés dans les alentours de leur gouvernement. En Roussillon, deux affaires menacent de faire vaciller la concorde sociale : à Canet, le peuple s’oppose contre la passation du bail des salins aux fermiers français de la gabelle du Languedoc, qui l’avaient obtenu à la suite de leur plainte pour concurrence déloyale. A Ille, la communauté s’oppose violemment au nouveau seigneur, bénéficiaire de la vicomté confisquée, Josep d’Ardena, favori d’Harcourt. Un véritable discours pactiste se soulève contre les poncifs nobiliaires méprisant la valeur des institutions communales. Cette fois, Marca les habitants, mais pas les vice-rois, et ils finissent par être déboutés. Parallèlement à tout cela, les conférences diplomatiques franco-espagnoles qui se tiennent à Münster abordent pour la première fois la question des biens confisqués en Catalogne. On parle de la conservation de la Catalogne par la France au moyen d’une trêve, et du Roussillon en pleine propriété : les biens confisqués seraient-ils restitués à leurs anciens propriétaires ? Il nous faudra explorer en détail le contenu des négociations pour trouver là l’origine lointaine d’une clause qui sera plus tard entérinée au traité des Pyrénées. Pour l’heure, si la cour dément les rumeurs qui agitent les élites barcelonaises à ce sujet, l’avancée de la paix est bien moins clair, et Mazarin poursuit sa politique « possibiliste », désireux d’avancer sur tous les plans et de garder une sûreté de chaque côté. Les Espagnols ne se relâchant pas, on arrive à la rupture des négociations en 1648 lorsque les traités sont signés avec l’empire.
1648 est donc le tournant qui débouche sur notre troisième et dernière époque. Cette date coïncide à la fois avec la fin provisoire de l’espoir de paix avec l’Espagne, mais aussi avec l’arrivée d’un nouveau vice-roi, le Cardinal de Sainte-Cécile, frère de Mazarin, après une longue vacance de la fonction marquée par un interrègne de Pierre de Marca. Les deux vice-royautés qui vont se succéder au cours de l’année 1648 sont marquées par des distributions scandaleuses qui participent notablement à démolir l’entente entre les élites catalanes et le gouvernement français. C’est tout d’abord la question de la donation des biens confisqués à des Français qui est soulevée. Alors qu’elle n’avait pas été posée en ces termes pendant les périodes précédentes, après le tournant symbolique représenté par la donation d’une importante vicomté à l’intendant des armées, cousin de Le Tellier, les institutions de la terre se font un honneur d’obtenir de la couronne la certitude qu’elle ne donnera aucun bien à un Français. Mais c’était le Cardinal de Sainte-Cécile qui avait donné la vicomté en question, et non le roi, et la communication officielle de ce dernier ne fait que répondre, en reconstruisant quelque peu l’histoire, que jamais une pareille intention n’avait existé. Si la donation est annulée et que Sainte-Cécile, personnage instable, quitte précipitamment la Catalogne, le successeur de Sainte-Cécile, Schomberg, vient envenimer la situation en décidant, après avoir remporté une victoire sur les Espagnols en prenant la ville de Tortosa le 12 juillet 1648, de faire sa propre distribution générale des biens confisqués. Assumant d’autorité le pouvoir de grâce, Schomberg donne de nombreux biens à des Français. S’il se défend auprès du gouvernement disant qu’il en a donné « aussi » à des Catalans, il est désavoué. C’est alors que l’incohérence de la politique du gouvernement apparaît le plus clairement aux yeux de Marca et de la province. Contrairement aux avis du visiteur général les biens ne sont pas révoqués, et aucune décision générale n’est prise. Les courtisans proches de Schomberg font pression, et Le Tellier qui n’est toujours pas certain de la valeur exacte des biens confisqués préfère finalement laisser s’installer le statu quo.
Le déclenchement de la Fronde après 1648 produit des effets directs en Catalogne. La brusque cessation du paiement des troupes envenime le problème des logement des gens de guerre, qui commence à se coupler, dans l’esprit des Consistoires, à celui de la distribution injuste des biens confisqués. Les gouverneurs des places français sont plus que jamais la cible de leurs attaques. Mais la cour, emmêlée dans ses « troubles domestiques » ne prend aucune résolution, pas plus que par le passé, mais moins que jamais dans ces circonstances terribles, sur la question des biens confisqués. Pierre de Marca avait été certes menacé pendant la période précédente, mais la défiance d’Harcourt n’avait pas suffi à l’ébranler, avant que Condé lui accorde sa confiance et que le long interrègne voie une augmentation effective de ses pouvoirs. Désormais, après 1648, tous les éléments sont réunis pour faire baisser son influence politique : Le Tellier, lui-même menacé dans le sillage de son protecteur Mazarin (il sera disgrâcié en 1651 avec Hugues de Lionne sous la pression des princes), ne répond plus à ses lettres et quand il le fait, ne suit plus ses conseils. Il insiste pour éloigner à la cour le Régent Fontanella, qu’il juge responsable du climat de conspiration qui règne dans la province, mais quand le Catalan est appelé à Saint-Germain-en-Laye, où le roi et la régente viennent de se réfugier après le blocus de Paris, le Régent se voit offrir la vicomté de Canet, ce qui cause un nouveau scandale en Catalogne, et particulièrement pour Marca qui perçoit cet épisode comme un désaveu de la cour. La présence d’un nouvel ecclésiastique intriguant en Catalogne, l’évêque d’Orange Serroni, le perturbe également et les deux sont mis en concurrence, jusqu’à l’établissement du mémoire des biens confisqués qui est commandé au nouveau vice-roi Mercoeur. Malgré cette position plus fragile, cette période est celle où Marca multiplie les mémoire et les projets d’actes officiels pour mettre un terme au problème que se sont devenues les confiscations de Catalogne. Il travaille les textes juridiques catalans, rappelle le droit de guerre pour éviter le déchaînement du droit du plus fort après le sac de Tortosa, tente de ménager des solutions de « prudence politique » réalisables en des temps si troublés, et appelle finalement de ses vœux la révocation générale des donations. Mais alors que les intrigues des uns poussent à une révocation particulière des donations des autres, la question se pose de savoir si on révoquera aussi les dons faits par les souverains. Produisant pour l’occasion un mémoire, dernier monument de son érudition, les efforts de Marca sont finalement neutralisés par l’entrée des Espagnols dans le Principat en 1651, et il obtient son congés. La dernière année que nous étudierons, 1651-1652, contemporaine du long siège de Barcelona, verra la réquisition de tous les moyens disponibles, les Consistoires pensant même à imposer un projet de taxation des bénéficiaires des biens confisqués pour participer à l’effort de guerre. Quoi qu’il en soit, jusqu’au déclenchement du siège de la ville, les élites les plus impliquées dans le gouvernement, Pierre de Marca en tête mais aussi certains gentilshommes français mariés à des catalanes, croiront à la possibilité d’une alliance durable entre les deux nations.
[1] GRACIÁN, Baltasar, Arts et figures du succès. Oracle manuel (« Oráculo manual y Arte de prudencia »), trad. fr. Benito Pelegrín, Points, 2012.
[2] Xavier Torres i Sans (« Segadors i Miquelets a la revolució catalana (1640-1659) », La revolució catalana de 1640, Barcelona, Editorial Crítica, 1991, p.3‑65) différencie les faits de 1640 (Revolta dels Segadors) et la guerra de Separació.
[3] FERRO, Victor, El dret public catala: Les institucions a Catalunya fins al Decret de Nova Planta, Eumo Editorial, 1987.
[4] SALES, Núria, « Els segles de decadència (segles XVI-XVIII), Història de Catalunya, vol. IV.
[5] Il importe de signaler que Philippe IV de Castille était roi d’Aragon sous le nom de Philippe III.
[6] SERRA i PUIG, Eva, « 1640 : una revolució política », La revolució catalana de 1640, Barcelona, Editorial Crítica, 1991, p.3‑65.
[7] SERRA, « 1640… », p. 29.
[8] SERRA, « 1640… », p. 31.
[9] SALES, « Els segles… », p. 337-339.
[10] SALES, « Els segles… », p. 337-345.
[11] BASILI de RUBÍ, P., Les Corts de Pau Claris. Dietari o procés de corts de la Junta General de Braços celebrada al Palau de la Generalitat de Catalunya del 16 de setembre del 1640 a mitjan març del 1641, Barcelona, Fundacio Salvador Vives Casajuana, 1976.
[12] SERRA, « 1640… », p. 44-45.
[13] FERRO, El Dret Públic Català…, p. 447-448.
[14] BOSCH, Andreu, Summari, Índex o Epítome dels admirables i nobilíssims Títols d’Honor de Catalunya, Rosselló i Cerdanya, Perpinyà, Pere Lacavalleria, 1628, II, p.664-666. FERRO, El Dret Públic Català…, p. 29-31.
[15] VIDAL I PLA, Jordi, Guerra dels Segadors i crisi social. Els exiliats filipistes (1640-1652), Barcelona, Edicions 62, 1984.
[16] Voir notamment : Deuxième partie, II. 3. : « Echec à récompenser le mérite et élaboration d’un discours nobiliaire ».
[17] SERRANO, Angela, « Josep Margarit, un patriota català a la revolta dels Segadors », Manuscrits : reviste d’història moderna, n° 7, 1988, p.213‑223.
[18] SERRA i PUIG, Eva, « Els Guimerà, una noblesa de la terra », Recerques, n° 23, 1990, p.9‑36.
[19] Dietaris de la Generalitat de Catalunya, vol. V (Anys 1623 a 1644), Barcelona, Generalitat de Catalunya, 1999.
[20] Voir : Première partie, I. 2. : « Les premières confiscations de la Generalitat ».
[21] SERRA, « 1640… », p.41-56.
[22] JOUANNA, Arlette, Le devoir de révolte. La noblesse française et la gestation de l’Etat moderne, 1559-1661, Fayard, 1989, p.219-262.
[23] SANABRE, La accion de Francia en Cataluña en la pugna por la hegemonia de Europa : 1640-1659, Barcelona, Librería J. Sala Badal, 1956 p. 92. Comme nous l’expliquerons infra, nous identifierons dorénavant cet ouvrage par la simple mention « SANABRE ».
[24] SERRA, « 1640… », p.57-58.
[25] Nous reviendrons sur les cas précis de ces familles frontalières dans le cas des confiscations de la famille de Perapertusa, vicomtes de Joch et seigneurs de Rabouillet (Deuxième partie, II., 3.). L’histoire des contacts entre les (petites) noblesses frontalières au cours du XVIe siècle a été abondamment traitée par Núria Sales (Senyors bandolers, miquelets i botiflers : estudis d’historia de Catalunya (segles XVI al XVIII), Biblioteca universal, Empúries, 1984) et par Xavier Torres (Nyerros i cadells : bàndols i bandolerisme a la Catalunya moderna (1590-1640), Barcelona, Quaderns Crema, 1993).
[26] SANABRE, p. 93. « Una vez consideradas viables (las conversaciones de la Generalidad con los franceses) fueron encargadas a Alejo de Setmenat, hombre de más categoría social, que desempeñaba en aquel momento el cargo de sargento mayor de Barcelona. Atendidas las circustancias de tanteo y lentitud que exigían los pasos entre personas que cinco meses antes eran beligerantes, luchando con las armas en las manos y que sus respectivas naciones continuaban en guerra, suponemos que los tratos se iniciaron a los más tardar a primeros de julio ».
[27] Cité par N. SALES : « Els segles… », p.338.
[28] Cité par E. SERRA, « 1640… », p.58, mais Sanabre n’en parle pas dans sa chronologie des faits, p. 94.
[29] SANABRE, p. 97-100.
[30] JANÉ CHECA, Óscar, França i Catalunya al segle XVII. Identitats, contraidentitats i ideologies a l’època moderna (1640-1700), thèse de doctorat d’histoire moderne dirigée par Jean-Pierre Amalric et Antoni Simon i Tarrés, mars 2003, p.93-108.
PEYTAVÍ i DEIXONA, Joan, Catalans i occitans a la Catalunya moderna : comtats de Rosselló i Cerdanya, s. XVI-XVII : presentació històrica i transcripció del fogatge català de 1553, del registre de la taxa del Batalló de 1643 i de les dues llistes dels immigrants occitans de 1542-1543 i 1637 a la zona de la Catalunya del Nord, 2005, (Publicacions de la Fundació Salvador Vives Casajuana. – Barcelona : Fundació Salvador Vives Casajuana, 1969- ; 136-137).
[31] SANABRE, p. 100-104.
[32] SANABRE, p. 111-130.
[33] SERRA, « 1640… », p. 59-60.
[34] PALOS PEÑARROYA, Joan Lluís, « Una lectura de la Guerra dels Segadors (1638-1644), Dietaris…, vol. V, introduction, p. XXV-XXVI. «(…) y havent conferit algunas personas de confiansa y tota satisfacció lo modo de la protecció y forma de la república, se han considerats gravíssims inconvenients, no sols per los gastos se offeririan per la defensa y conservació de aquella, però encara en la disposició del govern ».
[35] Cité par SANABRE, p. 132.
[36] SANABRE (p. 147) considère que sans la mort de Claris et l’intervention de Claris, les Catalans et les Espagnols (qui multipliaient alors les offres de paix et les négociations par l’intermédiaire du Saint Siège), les deux parties seraient arrivées à un accord au printemps 1641.
[37] SANABRE, p. 137-191.
[38] AMAE, CP Espagne 20 (fol.168-175v°), Articles des conditions soubs lesquelles les Estatz generaux du principat de Catalogne tenus et assemblez le 23e janvier dernier ont soubmis et donné au Roy tres chrestien ledict principat avec les Comtez de Roussillon et de Sartaigne et que lesdits Estatz desirent estre Incerees dans l’acte de jurement a faire par Sa Ma.té tant pour elle que pour ses successeurs au consentement de son gouvernement, 3 mai 1641 (date inscrite postérieurements).
[39] JANÉ, Óscar, « L’assimilation du Roussillon à la France : une question de temps… judiciaire », actes du 129e congrès des sociétés historiques et scientifiques (2004), Edition du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 2008, p.259-270.
[40] Voir Deuxième partie, II. 1., « A qui profitent les confiscations ? »
[41] AMAE , CP Espagne Supplément 5 (fol.275), Papel conveniente al Real servitio (de la main d’Isidoro de Pujolar), 8 octobre 1647. « Las cosas de nuestra Provintia las veo mas confusas de lo que jamas an estado, porque dexado a parte los malos animos que ella tiene, de nuevo se va empeñando un negocio que es el de los salines, que el solo es bastante para perder Francia Cataluña, como sin duda la perdera si se effectua, y este V.M. cierto que esto es politica de Castilla, hazer que no lo esten corrientes los franceses con los catalanes, como de hecho no lo estan […]».
[42] EHRHARD, Ferdinand, La confiscation générale en droit français moderne, Thèse de doctorat, Université de Rennes. Faculté de droit et des sciences économiques, 1934, pp.25-sqq.
[43] Titre 20 du livre 48 du Digeste : De bonis damnatorum ; titre 49 du livre 9 du Code Justinien : De bonis proscriptorum seu damnatorum ; titre 41 du livre 9 du Code théodosien : De bonis proscriptorum seu damnatorum).
[44] EHRHARD, La confiscation…, pp.47-48.
[45] EHRHARD, La confiscation…, p. 39.
[46] EHRHARD, La confiscation…, p.41. La citation est tirée de La République, liv. V, chap. III, pp. 505-506.
[47] EHRHARD, La confiscation…, pp.41-42.
[48] GROTIUS, Hugo, Le droit de la guerre et de la paix, trad. Jean Barbeyrac, Université de Caen Basse-Normandie, 2011, (Bibliothèque de philosophie politique et juridique), pp.791-819.
[49] Lib. II, Tit. I. De divisione rerum, 7.
[50] GALLET-GUERNE, Danielle, « Une conséquence des troubles féodaux sous Louis XIII : les confiscations royales de 1629 à 1641 », Bibliothèque de l’école des chartes, 1969, tome 127, livraison 2, p. 329-354.
[51] SHD, A1 96 (n°247), minute, 17 septembre 1646.
[52] SHD, A1 121 (n°214), Brevet de don en faveur de M. le President de Bellievre des biens meubles et immeubles ayants apartenu a Joseph de Coustances, sieur de Baillon, confisqués a S.M. pour crime de duel, 10 juin 1650.
[53] JAHAN, Emmanuel, La confiscation des biens des religionnaires fugitifs de la révocation de l’édit de Nantes à la Révolution, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence R. Pichon et R. Durand-Auzias, 1959.
[54] SHD, A1 67 (f°227), Minute de déclaration ou d’édit royal annulant les dons de terres, confisquées par le droit de la guerre, sur les lieux conquis sur l’ennemi, dont on n’aura pas rendu compte au Secrétaire d’Etat à la guerre sous un mois (sous forme de grosse), 26 novembre 1641.
[55] SHD, A1 92 (n°222), minute, 25 avril 1645.
[56] SHD, A1 91 (n°194), minute, 28 décembre 1645.
[57] SHD, A1 99 (f°1-3), copie, 2 janvier 1646.
[58] BAXTER, Douglas Clark, Servants of the sword: French intendants of the army 1630-70, Urbana, Etats-Unis, 1976.
[59] SERRA, « 1640… », p. 61. « La història política del país després de la batalla de Montjuïc és poc coneguda ».
[60] Cité par MESEGUER i BELL, Pol, El setge de Barcelona de 1651-1652. La ciutat comtal entre dues corones., Thèse de doctorat, Universitat autònoma de Barcelona. Departament d’història moderna i contemporània. Facultat de filosofia i llettres., 2012, p. 237. « Sols dich que lo Consell de Sent era arribat a tal estat que ningú no podia dir allò que y sentia, sinó que, ab violèntia, violentaven lo cor dels òmens, que sols avian de dir allò que plauïa als grossos y als del govern, que, altrament, ja eren vituperats y amenaçats de molts ; y assò, ho causave tot : lo tenir, molts, apoderades las aziendas confiscades, y altros, los offisis reals, que eren de molt mal dexar ; y per respecte de aquexos, anave patint tot lo poble ».
[61] Cité par MESEGUER, El setge de Barcelona…, p. 21. « Disgustados los catalanes con los franceses, tuvieron varios encuentros ; temerosos los franceses, dieron en formar processos, dar algunos garrotes, fulminar destierros y confiscar haziendas, con que se acabaron de perder a los pocos que el interés les conservava en su afición ; deseando ya con impaciencia Cataluña toda bolver a su señor natural ».
[62] SIMON i TARRÉS, Antoni, « Els mites històrics i el nacionalisme català. La història moderna de Catalunya en el pensament històric i polític català contemporani (1840-1939) », Manuscrits, n°12, 1994, p. 198-199 : V. Balaguer écrit dans son Historia de Cataluña y la Corona de Aragón : « una historia, no interrumpida por espacio de seis siglos, de libertad constitucional, como no tiene mejor la misma Inglaterra que pasa por ser el templo de la libertad constitucional en Europa »…
[63] SERRA I PUIG, Eva, « La historiografia catalana : del segle XIX a la segona república », Butlletí de la Societat Catalana d’Estudis Històrics, n°XIX, 2008, pp.249-257.
SIMON, « Els mites… », p. 208. Sagarra : « Fou tot el poble, sense distinció d’estaments ni classes socials qui esdevingué unit en la defensa dels drets i llibertats de la terra. Nobles, plebeus, rics i pobres, laics i eclesiastics, tots rivalitzaren en aquella defensa, constituint una verdadera unió sagrada, per lluita i sacrificar-se, per lluitar per la patria oprimida i anorreada »
[64] BERJOAN, Nicolas, L’identité du Roussillon. Penser un pays catalan à l’âge des nations (1780-2000), Perpignan, Trabucaïre, 2011.
[65] HENRY, Dominique Marie Joseph, Conspiration de Villefranche, in Musée du Midi, 1835.
[66] ARAGON, Victor, Le Roussillon aux premiers temps de sa réunion à la France. Chronique du XVIIe siècle…, Latrobe, 1882. Il faut noter qu’à cette époque, les archives du Conseil souverain de Roussillon ne se trouvaient pas aux Archives départementales des Pyrénées-Orientales, mais au greffe du Tribunal de Perpignan, ce pourquoi Victor Aragon, président du Tribunal, y avait une facilité d’accès particulière.
[67]HENRY, Dominique Marie Joseph, Histoire du Roussillon comprenant l’histoire du Royaume de Majorque, Imprimerie Royale, 1835, p.393.
[68] GAZANYOLA, Jean de, Histoire du Roussillon, éd. Raymond Marc Antoine Guiraud de Saint Marsal (baron), J. B. Alzine, 1857.
[69]ALART, Bernard, Inventaire sommaire des Archives départementales antérieures à 1790, Imprimerie et Librairie administratives de P. Dupont, 1877, série B.
[70] CAPEILLE, Jean, Notice historique sur la famille de Çagarriga, Perpignan, imp. J. Comet, 1910 ; Notice historique sur la famille de Banyuls, Perpignan, imp. J. Comet, 1911 ; « Joseph de Margarit de Biure, marquis d’Aguilar (1602-1685) », in Revue catalane, 1911, p.114‑117…
[71] CAPEILLE, Jean, Dictionnaire de biographies roussillonnaises, Perpignan, imp. J. Comet, 1914.
[72] Une continuation de cet ouvrage a été publiée depuis, touchant la période 1789-2011 : Nouveau dictionnaire de biographies roussillonnaises, Perpignan, Publications de l’Olivier, 2011.
[73] VASSAL-REIG, Charles, La guerre en Roussillon sous Louis XIII, Paris, 1934.
[74] SANABRE, Josep, La guerra dels Segadors en el Ampurdán y la actuación de la Casa condal de Peralada, Biblioteca del Palau de Peralada, 1955.
[75] SANABRE, Josep, La acción de Francia en Cataluña en la pugna por la hegemonía de Europa: 1640-1659, Librería J. Sala Badal, 1956.
[76] Capdeferro note :
« Aquests profits personals arran d’unes maniobres polítiques que havien posat Catalunya en joc feriria l’ànim i la candidesa del prevere Sanabre : « “Es un espectáculo deprimente el pensar que Cataluña estuvo representada durante tantos años por personas cuya mentalidad era capaz de creer que podrían quedar transformados con esta facilidad en grandes señores”. » (CAPDEFERRO I PLA, Josep, Joan Pere Fontanella (1575-1649), un advocat de luxe per a la ciutat de Girona, Universitat Pompeu Fabra. Departament de Dret, 2010).
[77] SANABRE, p. 609. « Uno de los momentos más tristes de nuestra investigación ha sido el de sorprender en los archivos de París los memoriales firmados por los líderes de aquel movimiento : militares, eclesiásticos, religiosos, miembros de la Audiencia, etc. ; los Marguerit, Ardena, Rosso, Fontanella, Vilaplana, Vergós, etc., haciendo historial de sus méritos en favor de la incorporación de Cataluña a Francia, que les confería el derecho a ser agraciados con las fincas, casas, solares, pensiones etc…, confiscadas a los catalanes contrarios a Francia… ».
[78] BASILI DE RUBI, P., Les Corts de Pau Claris. Dietari o procés de corts de la Junta General de Braços celebrada al Palau de la Generalitat de Catalunya del 16 de setembre del 1640 a mitjan març del 1641, Barcelona, Fundacio Salvador Vives Casajuana, 1976, pp.125, 148 et 167. Eva Serra commente : « Les confiscacions començaven abans dels acords amb França i anaven a incrementar el patrimoni públic, però no la batllia del rei sinó la Diputació del General, cosa que canviara després del reconeixement de la sobirania de Lluis XIII. » (SERRA, EVA, « Una revolució política. La implicació de les institucions », in La revolució catalana de 1640, Barcelona, Editorial Crítica, 1991, p.53).
[79] SERRA I PUIG, Eva, Pagesos i senyors a la Catalunya del segle XVII : Baronia de Sentmenat 1590-1729, Barcelona, 1988.
[80] Serra i Puig, Eva, « Els Guimerà, una noblesa de la terra », Recerques, n° 23, 1990, p.9‑36.
[81] VIDAL I PLA, Jordi, Guerra dels Segadors i crisi social. Els exiliats filipistes (1640-1652), Barcelona, Edicions 62, 1984. C’est la version publiée de sa thèse soutenue en 1982 intitulée : Els exiliats filipistes a la Guerra dels Segadors (1640-1652) : Un estudi sobre la crisi social dins la classe dirigent catalana.
[82] SALES, Núria, VILAR, Pierre (dir.), Història de Catalunya / segles XVI-XVIII 4, Els segles de la decadència, Barcelona, Edicions 62, 1991, pp.365-373, « La lluita per lluir : el cas de Santa Coloma de Queralt i el d’Illa ».
[83] Notamment : Le Roussillon de la Marca Hispanica aux Pyrénées-Orientales (VIIIe-XXe siècles), Perpignan, Société agricole scientifique et littéraire des Pyrénées Orientales, 1995.
[84] AYATS, Alain, Louis XIV et les Pyrénées catalanes de 1659 à 1681 : frontière politique et frontières militaires, 1997, Perpignan, Trabucaïre.
[85] Op. cit., pp.61-66.
[86] SANCHEZ, Pilar, « Plets i confiscacions al Rosselló: el cas de Ceret i els Lanuza (segles XVII i XVIII) », in Afers, n° 28, 1997, p.667‑687.
[87] PASQUIER, Félix, Famille catalane ralliée à la France. Episode de l’histoire du Roussillon (1640-1660), Perpignan, imp. Barrière, 1923.
[88] Història dels Llupià (1088-1777) i dels seus llinatges incorporats : Icard, Roger i Vallseca, Perpignan, Trabucaire, 2007.
[89] CAPDEFERRO I PLA, Josep, Joan Pere Fontanella (1575-1649), un advocat de luxe per a la ciutat de Girona, Universitat Pompeu Fabra. Departament de Dret, 2010.
[90] LAZERME DE RÈGNES, Philippe, Noblesa catalana : cavallers y burgesos honrats de Rosselló y Cerdanya, 3 vol., La Roche-sur-Yon, 1975.
[91] JOUANNA, Le devoir de révolte…
[92] BNF, Français 4219 (fol.131v-137v), Lettre de Marca à Le Tellier, 13 juillet 1650.
[93] [93] JANÉ CHECA, Óscar, França i Catalunya al segle XVII. Identitats, contraidentitats i ideologies a l’època moderna (1640-1700), thèse de doctorat d’histoire moderne dirigée par Jean-Pierre Amalric et Antoni Simon i Tarrés, mars 2003, p.93-108.
[94] JANE, Òscar, Catalunya i França al segle XVII : identitats, contraidentitats i ideologies a l’època moderna : 1640-1700, tesi doctoral d’història moderna, Universitat Autònoma de Barcelona, Université de Toulouse-Le Mirail, 2003, p.210-214. L’édition de ce texte est donnée aux pages 647-653.
« Un dels textos cabdals que marquen tant la visió francesa de Catalunya i els catalans, com també la manera amb què recomana als seus representants d’actuar a Catalunya »…
[95] AMAE, CP Espagne Supplément 5 (fol.46-46v), Lettre de Plessis-Besançon à Mazarin (brouillon), Narbonne, 6 mars 1645.
[96] Voir Deuxième partie : I. 2.
[97] BNF, Français 4217 (fol.57v-60v), Lettre de Marca à Le Tellier, 26 mars 1647.
[98] AZNAR, Daniel, « Gloria y desgracia de un virrey francés de Cataluña: El mariscal De La Mothe-Houdancourt (1641-1644) », Pedralbes, n° 26, 2006, p.189‑261 ; « La Catalunya borbònica (1641-1659), viregnat i dinàmiques de poder durant el govern de Lluis XIII i Lluis XIV de França al Principat », El tractat dels Pirineus…, Barcelona, Perpinyà, Museu d’Història de Catalunya, 2010, p.265‑278.
[99] Cataluña y el rey (1640-1652). El cambio de soberanía y la integración del principado en la Monarquía de Francia, d’après le site de l’Université de Barcelona (http://www.ub.edu/poderirepresentacions/equip-investigador/daniel-aznar-martinez/)
[100] SIMON i TARRÉS, Antoni, « L’entrada de Catalunya en el joc de la política internacional europea del segle XVII. Lectures polítiques del primer intent de segregació del territori català », in Del Tractat dels Pirineus a l’Europa del segle XXI, un model en construcció? / Du Traité des Pyrénées à l’Europe du XXIe siècle, un modèle en construction ? [Oscar Jané, ed.], Generalitat de Catalunya-Museu d’Història de Catalunya, Barcelona, 2010, p. P. 227 : « Aquest joc possibilista del cardenal italià feia Catalunya una peça clau per abordar unes negociacions diplomàtiques que conduïssin França a una pau avantatjosa, però també deixava oberta la via d’expansionar la influència de la dinastia borbònica al sud dels Pirineus i dels Alps, això amb l’objectiu d’arrabassar als espanyols el domini que exercien sobre el Mediterrani occidental ».
[101] Concevoir Pierre de Marca comme un « visiteur-intendant » (expression utilisé par S. González) est sans doute excessif : en considérant sa propre correspondance, on pourrait croire que Marca revendique les pouvoirs que pourrait comprendre une telle fonction, mais, en croisant les sources, on s’aperçoit que le pouvoir de Marca dépendait de la confiance des vice-rois, et de la situation du gouvernement. Soumis à l’autorité de Michel Le Tellier, Marca ne pouvait pas, en l’absence de réponses de la part du ministre, prendre de décisions de « justice, police et finances », qui sont les attributions ordinaires des intendants, qu’ils soit d’armée ou de province. BAXTER, Douglas Clark, Servants of the sword: French intendants of the army 1630-70, Urbana, Etats-Unis, 1976.
[102] SÁNCHEZ MARCOS, Fernando, « El futuro de Cataluña: un « sujet brûlant » en las negociaciones de Münster », dans Pedralbes, n° 19, 1999, p.95‑116. Ou encore SIMON i TARRÉS, Antoni, « L’entrada de Catalunya en el joc de la política internacional europea del segle XVII. Lectures polítiques del primer intent de segregació del territori català », dans Del Tractat dels Pirineus a l’Europa del segle XXI, un model en construcció?…, 2010.
[103] SÉRÉ, Daniel, La paix des Pyrénées : vingt-quatre ans de négociations entre la France et l’Espagne, 1635-1659, Paris, H. Champion, 2007.
[104] Lettre de Núria Sales à Sylvain Chevauché, 9 juin 2012. « Une autre possibilité, en matière de besoin de commencer par circonscrire vos recherches, serait, au contraire, et au lieu d’étudier toutes les confiscations, attributions, annulations, réattributions à travers des brèves références de la série Procuració Real i feudal…, de prendre un cas très localisé et concret (…) ».
[105] KANTOROWICZ, Ernst, Les Deux Corps du Roi, trad. Jean-Philippe Genet et Nicole Genet, Gallimard, 1989, (Bibliothèque des Histoires).
[106] Vingt-quatrième tome du Mercure François ou suitte de l’histoire de nostre temps, sous le règne du Très-Chrétien roy de France et de Navarre Louis XIII, jusqu’à sa mort ès années 1641, 1642 et 1643, Paris, Olivier de Varennes, 1647, p.450-451.
[107] AMAE, CP Espagne 24 (f°17-18), « Il plaira au roy et a la royne regente sa mere de considerer en l’affaire du sieur vicomte de Jocq, baron de Rambouillet et autres places… », mémoire envoyé par le Antoni de Perapertusa, baron de Joch, aux souverains, 1646. Voir édition : Document n°35.
[108] Voir : Première partie, III., 2. : « Une multitude d’acteurs et de situations : receveurs, séquestres, procureurs, fermiers »
[109] Magí Sivilla, client de Josep de Margarit, précepteur de ses enfants, est envoyé avec eux à Paris en 1641 lorsque Margarit les donne en otage de sa fidélité au roi de France. Il restera à Paris, où il représentera les intérêts de son maître, mais aussi de toute sa « faction » politique, comme nous le verrons. Pendant ce temps, il rédigera une chronique de l’histoire de Catalogne : Historia general del principado de Cataluña, condados de Rossellon y Cerdaña abordant les années 1598-1649 et dont on conserve un manuscrit à la Bibliothèque nationale de France (BNF, Espagnol 114-116). AZNAR, « La Catalunya borbònica… », p. 277.
[110] AMAE, CP Espagne Supplément 3 (fol.254-259), 6 mars 1645 (date de la lettre accompagnant le texte). Texte également cité par Oscar Jané (voir supra).
C’est sans doute cette citation, contenant une sorte de conseil de gouvernement, qui a pu induire en erreur cet universitaire.
[111] La totalité des documents subsistants se trouvent soit reliés à la suite, avec, pour seul guide, des tables très sommaires réalisées sans doute au cours du XVIIIe siècle ; soit regroupés par matière à l’intérieur des volumes, mais dans ce dernier cas aucun inventaire moderne ne s’en est fait l’écho. Le travail de transcription de ces tables anciennes a été commencé en 2001 sous la houlette de Thierry SARMANT, sous le nom d’Inventaire des archives de la guerre des origines au règne de Louis XIII (t. II, Inventaire analytique), mais il s’arrête malheureusement à 1643.
[112] Voir : Première partie, III., 2. : « Une multitude d’acteurs et de situations : receveurs, séquestres, procureurs, fermiers »
[113] Dietaris de la Generalitat de Catalunya, vol. V (Anys 1623 a 1644), Barcelona, Generalitat de Catalunya, 1999.
[114] Lettre de Núria Sales à Sylvain Chevauché, 25 mai 2012.
[115] SÉRÉ, Daniel, La paix des Pyrénées : vingt-quatre ans de négociations entre la France et l’Espagne, 1635-1659, Paris, H. Champion, 2007.